La guerre de l’Élysée n’aura pas lieu
La drôle de campagne
On peut comprendre l’union sacrée autour de Macron, chef d’État devenu chef de guerre. Il est en revanche fâcheux que, pour la deuxième fois, l’élection présidentielle soit de facto confisquée. Alors que la France vit une drôle de campagne, on nous annonce la réélection triomphale du président sortant. Il n’aura ni à s’expliquer sur son bilan, ni à exposer son programme.
Emmanuel Macron a raison. Cette guerre aura des conséquences sur nos vies. Pas seulement parce qu’elle fait déjà exploser les cours du pétrole et du blé. Ni parce qu’elle contraint les Européens à sortir de la grande salle de gym où ils peuvent exiger à loisir que leurs lubies identitaires et autres soient considérées avec le plus grand sérieux – « Ne m’appelez plus jamais il ou elle, pour moi ce sera iel ». Si l’invasion de l’Ukraine ouvre assurément une nouvelle page stratégique pour le Vieux Continent, il est peu probable que nous sortions de l’épreuve (vécue par d’autres) soudainement prêts à répondre aux convocations de l’Histoire, tant l’individualisme, le confort et le caprice sont devenus chez nous une seconde nature. Bref, tous ceux qui proclament que rien ne sera plus comme avant, comme ils l’ont fait en mille occasions, du 11-Septembre à la pandémie que l’on sait, devraient se rappeler que, souvent, les après ressemblent furieusement aux avant. Ainsi, des twittos LGBT se sont-ils émus que « des femmes trans et des personnes non binaires » aient été bloquées à la frontière ukraino-polonaise, car leur carte d’identité portait la mention « homme » et que les hommes sont priés de rester se battre. Dans le meilleur des mondes qui advient, il suffira d’affirmer qu’on se sent centenaire, même si on a 22 ans, pour échapper à la mobilisation, et la guerre disparaîtra. Passons.
Il est pour le moins prématuré de claironner la naissance de l’Europe-puissance alors que, pour notre défense, nous continuerons à nous abriter sous ce qu’on appelait le parapluie américain quand j’étudiais à Sciences Po – la France, un peu moins que les autres et l’Allemagne peut-être un peu moins demain qu’hier. Mais même si l’Europe atteint le seuil de 2 % du PIB consacré aux dépenses militaires (dépenses qui seront d’ailleurs majoritairement affectées à l’achat de matériels américains), elle restera loin des 3,7 % états-uniens, des 4 % russes, sans parler des 4 % pakistanais et des 8 % saoudiens, la France étant en tête de l’UE avec 1,9 %…
Unanimité européenne
Certes, il serait tout aussi absurde de prétendre que rien ne va changer. Poutine a réussi le tour de force de créer contre lui une unanimité européenne, et même occidentale, jusque-là introuvable quel que fût le sujet. Il a probablement engagé la destruction de la puissance russe qu’il prétendait restaurer. Et pour finir, on assiste peut-être à la naissance, dans le sang et les larmes, d’une nation ukrainienne.
Cependant, il n’a pas arrêté le temps. Et il ne le maîtrise pas non plus. Commencée quarante-cinq jours avant le premier tour de l’élection présidentielle, sa guerre a toutes les chances de se finir après le second et peut-être après les législatives de mai. D’où la situation inédite et doublement paradoxale où nous nous trouvons : d’une part, le président est pratiquement réélu alors qu’il n’est pas encore candidat et d’autre part, la démocratie que nous nous rengorgeons de défendre là-bas est au bas mot assoupie ici. De ce point de vue le bannissement des médias financés par Moscou, RT et Sputnik, revient à employer les méthodes que nous dénonçons à raison chez Poutine.
La campagne électorale est donc pratiquement finie avant d’avoir vraiment commencé. La seule qui vaille, désormais, c’est la campagne de Russie. Les médias les moins portés à ennuyer le chaland avec les affaires du monde vivent à l’heure ukrainienne à coups d’édition spéciale sans fin et de plateaux d’experts qui, quoi qu’en disent les esprits forts, ne sont pas tous dépourvus d’intérêt. Même Hanouna s’y est collé, soucieux de faire comprendre à son public pourquoi il n’était plus question dans son émission des frasques des youtubeurs ou des blagues sexistes des politiques.
On n’a même pas eu de complotistes délirants expliquant que Poutine avait été drogué et qu’il était en réalité la marionnette de Macron et Biden, lesquels avaient bien besoin d’une bonne petite guerre pour faire oublier leurs échecs. Il faut se rendre à l’évidence, nos candidats n’y sont pour rien. En attendant, tous ne sont pas égaux devant l’événement. Ce qui est objectivement une divine surprise pour l’un est un étouffoir pour les autres, réduits à l’état de spectateurs passifs, et une sacrée épine dans le pied des derniers à qui on a beau jeu de rappeler leurs anciennes indulgences pour le maître du Kremlin. Les épurateurs s’en donnent à cœur joie, scrutant les déclarations passées des uns et des autres pour y dénicher toute trace de poutinisme. On voit mal pourquoi ils retiendraient leurs coups. Certes, le Poutine avec lequel Marine Le Pen s’affichait fièrement, dont Éric Zemmour louait le patriotisme (et qu’Emmanuel Macron accueillait en grande pompe à Versailles) n’est pas tout à fait le même que celui qui a lancé ses chars vers le Dniepr. Après tout, en janvier, il était encore (virtuellement) reçu à la réunion préliminaire du forum de Davos. Bref, on peut s’en désoler, mais tant que Poutine se contentait de priver de libertés son peuple (et son étranger proche et russophone), il restait fréquentable – et fréquenté. Il est vrai que Zemmour a bêtement aggravé son cas en se déclarant hostile à l’accueil de réfugiés ukrainiens, qui d’ailleurs n’ont pas l’intention de débarquer chez nous en masse tant que leurs pères, fils, frères, amants et maris résisteront par les armes à l’envahisseur.
Toute parole dissidente est suspecte
En public, les prétendants arborent des mines graves et tentent de masquer leur dépit ou leur exultation – il ne faudrait pas qu’ils aient l’air de plus se soucier de leurs ambitions politiciennes que d’un peuple frère et martyr. En privé, et anonymement, il faut croire qu’ils restent des humains. Chez Le Pen, Zemmour et Mélenchon, on a de bonnes raisons de maudire l’agresseur qui ruine les espoirs des trois candidats poutinisés matin, midi et soir, bien qu’ils aient tous condamné l’invasion. Pécresse, Jadot et Hidalgo ont quasiment disparu des radars. « Macron, c’est Top Gun ! », soupire un pécressiste dans Le Point. Quant aux partisans du président sortant, ils cachent mal leur joie. « Si on ne déconne pas, c’est l’autoroute pour la victoire », s’enthousiasme un Marcheur dans le même article. Et cela sans même se donner la peine de faire campagne.
Dans ce pesant unanimisme, toute parole dissidente ou simplement divergente est suspecte. Que la guerre soit indéfendable, et que Poutine en soit le seul coupable, cela ne fait pas discussion (encore qu’en démocratie, même cela, on doit pouvoir le discuter si on y tient). Cependant, sauf à suspendre le débat public, on devrait avoir le droit de critiquer la stratégie américaine vis-à-vis de la Russie de ces trente dernières années, de discuter la réaction des Européens, la politique d’Emmanuel Macron et même de réclamer un véritable débat électoral. Or, à entendre les macronistes de la première comme de la onzième heure (ça se bouscule au portillon), tout énamourés devant le chef d’État transmué en chef de guerre, il serait antipatriotique de s’offusquer de la vitrification de la campagne. Marlène Schiappa ose tout, c’est à ça qu’on la reconnaît : « Ne pas voter Macron, c’est voter Poutine », a-t-elle déclaré sur Europe 1. Bah voyons comme dirait l’autre ! Autant annuler l’élection, ce sera plus clair.
Je casse l’ambiance
Il est donc entendu que la campagne se déroulera a minima, en l’absence du favori. Et tout autant que son bilan ne fera pas l’objet du moindre inventaire. C’est ainsi que personne n’a cherché de noises à la majorité qui, juste avant de fermer boutique, a trouvé le moyen de voter contre l’interdiction du voile islamique (et de tout signe religieux) dans le sport. Ne serait-il pas mesquin de pointer l’incohérence et même la grave inconséquence de parlementaires qui, deux ans après avoir adopté un texte contre le séparatisme, inscrivent dans le marbre législatif le droit au séparatisme sportif ? On ne parlera pas plus de la gestion de la crise sanitaire, de l’hôpital à la dérive, de l’explosion de la dette, des retraites ou des flux migratoires. Qui se soucie de telles peccadilles quand des enfants meurent ? On n’aura pas, enfin, le mauvais goût de demander au président à quelle sauce il compte nous manger pour son deuxième mandat. Oserait-on importuner avec de basses questions politiques un homme occupé à ramener la paix dans le monde ? Dans son allocution du 2 mars, excellente au demeurant, Emmanuel Macron a cependant donné un aperçu de ses intentions, en se déclarant favorable à un renforcement de notre souveraineté économique et militaire. Fort bien, sauf qu’il parlait de l’Europe et que nous allons élire, paraît-il, le président de la France. Que prévoit-il pour nous, de devenir une province de l’empire bruxellois ?
Au risque de casser cette ambiance où les bons sentiments se nourrissent de l’effroi et vice versa, la Terre ne s’est pas arrêtée de tourner. On a fait de la poésie après Auschwitz. Après la chute de Kiev, probable au moment où ce journal va être imprimé, on continuera à travailler, aimer, avoir des fins de mois difficiles et se chamailler. Malgré les heures sombres que vit l’Ukraine, le président élu le 24 avril devra affronter les crises et les colères françaises laissées sans réponse depuis des décennies.
Après la présidentielle de 2017, confisquée par les bons soins du Canard Enchaîné et du Parquet national financier, nous voilà encore privés d’un débat, donc d’un choix éclairé. Puisqu’on ne change pas de capitaine au milieu de la tempête. À ce compte-là, Emmanuel Macron est peut-être président à vie, car il n’y a aucune raison de penser que le monde deviendra un jardin de roses au lendemain de sa réélection.
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