Le 1er janvier 2002, c'est avec un plaisir manifeste que les habitants de douze pays de l'Union européenne accueillent les pièces et les billets de leur nouvelle monnaie, l'euro.
Cette monnaie avait dans les faits remplacé les anciennes monnaies nationales trois ans auparavant, le 1er janvier 1999, avec la fixation autoritaire du taux de change entre celles-ci et l'euro. Mais l'opinion publique n'a pris la mesure du changement qu'avec l'apparition de la monnaie fiduciaire (pièces et billets), que l'on peut voir et toucher.
Quinze ans plus tard, l'« eurozone » compte dix-neuf pays sur les vingt-sept de l'Union (hors Royaume-Uni) mais sa survie est désormais suspendue à un fil...
Joseph Savès
Une longue gestation
L'idée d'une monnaie unique était en germe dans le traité de Rome du 25 mars 1957 qui avait fondé une Communauté européenne à six pays.
Le président français Valéry Giscard d'Estaing et son ami, le chancelier allemand Helmut Schmidt, accomplirent le premier pas dans sa direction en instituant le Système monétaire européen (SME) le 13 mars 1979. Il s'agissait d'une convention par laquelle les pays de la Communauté s'engageaient à maintenir le taux de change de leur monnaie dans une fourchette étroite (2,25% autour de leur cours pivot).
Mais les secousses politiques et sociales des années 1980 manquèrent de lui être fatales. C'est en définitive l'effondrement du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et la prévisible réunification de l'Allemagne qui relancèrent le processus.
Une relance très politique
Inquiet d'une Allemagne de 80 millions d'habitants qui pèse désormais le 1/3 de la richesse économique de la Communauté, le président français François Mitterrand veut lui lier les mains par la monnaie. En décembre 1989, il déclare au conseil européen de Strasbourg : « Le nouvel équilibre auquel les Allemands aspirent doit être partie intégrante d'un équilibre européen. C'est pourquoi un renforcement de la Communauté s'impose ».
Les Allemands, farouchement attachés à leur monnaie, symbole de leur résurrection d'après-guerre, se font prier pour entrer dans l'union monétair. Ils posent des conditions sur l'indépendance de la future Banque centrale et la liberté de circulation des capitaux dont ils espèrent qu'elles seront rejetées par leurs partenaires. Ils sont les premiers surpris par leur acceptation ).
Le 10 décembre 1991, à Maastricht, les douze pays qui composent désormais la Communauté signent un traité portant création d'une Union européenne (en remplacement de la Communauté européenne), avec l'engagement de créer une monnaie unique.
Le traité met toutefois des conditions drastiques à l'entrée d'un pays dans l'union monétaire : limitation du déficit public à 3% ; dette publique limitée à 60% du PNB. Ces « critères de Maastricht », assortis de la menace de sanctions financières pour les contrevenants, feront l'objet d'un Pacte de stabilité et de croissance, en 1995, à l'initiative de la France et de l'Allemagne, mais il volera en éclats dès 2003, ces deux pays se dispensant de le respecter.
Une Banque Centrale Européenne (BCE), dont le siège sera plus tard fixé à Francfort, est chargée de la discipline. Les instituts d'émission nationaux comme la Banque de France seront de simples succursales de la BCE.
Strictement indépendante du pouvoir politique, à la différence des autres banques centrales dont la Réserve Fédérale américaine, la BCE doit seulement veiller à ce que les gouvernements de l'union monétaires respectent les critères relatifs au déficit public et à la dette publique, de façon à prévenir les excès de liquidités et l'inflation. Ainsi l'ont exigé les Allemands, qui gardent du souvenir de l'année 1923 la phobie de l'inflation et veulent préserver la valeur de leurs actifs financiers en prévision de leurs vieux jours.
La future monnaie est d'abord appelée écu, puis euro en raison d'une traduction malheureuse de l'écu en allemand, qui rappelle le mot Kuhe (vache).
Les promoteurs de la monnaie unique affichent leur conviction que celle-ci entraînera ipso facto un rapprochement des économies des États-membres. Ces derniers seront, selon eux, obligés de coordonner leurs politiques économiques, ne serait-ce que pour respecter les « critères de Maastricht », et très vite aura lieu une homogénéisation des économies, les pays les plus pauvres rattrapant les plus riches.
La nécessaire coordination des politiques économiques entraînera, toujours selon les promoteurs de la monnaie unique, une plus grande intégration politique et un renforcement des institutions communautaires. Au bout du compte, l'union monétaire permettra de réaliser enfin le rêve des Pères fondateurs : l'avènement des États-Unis d'Europe !
Un projet prématuré ?
Dès les années 1990, des penseurs et des économistes de renom, parmi lesquels des Prix Nobel (Maurice Allais, Joseph Stiglitz...), mirent en question ce processus vertueux.
Ils doutaient que la monnaie puisse renforcer les institutions européennes dans un sens fédéral par sa seule existence, sous la pression de la nécessité et des crises. Au contraire, vu la faiblesse des institutions européennes, les crises monétaires risquaient d'exacerber les divergences entre les États membres, aux économies et aux traditions politiques et sociales opposées, avec au bout du compte, le risque d'une implosion prématurée du projet européen.
Ils doutaient aussi que la monnaie unique suffise à rapprocher les niveaux de vie dans la zone euro. À preuve l'union de l'Italie, à la fin du XIXe siècle, qui s'est soldée par une aggravation considérable des écarts de développement et de niveau de vie entre le Sud et le Nord de la péninsule... Faute de protections douanières et monétaires, l'industrie naissante du Mezzogiorno a été instantanément étouffée par l'offensive des industriels de la plaine du Pô, mieux organisés et plus puissants.
Paul Krugman, futur Prix Nobel d'économie, souligna dès 1991 le risque d'une spécialisation régionale par branche industrielle à l'échelle de l'Europe, ce qui aurait pour effet d'accroître les asymétries entre les pays au lieu de les résorber.
En conséquence, pour lui comme pour les autres opposants, le renforcement des institutions communes dans un sens fédéral devait absolument précéder la monnaie unique pour donner à celle-ci le soutien gouvernemental sans lequel elle est vouée à l'échec...
Monnaie unique ou monnaie commune ?
Certains économistes et responsables politiques regrettent qu'ait été écartée une solution médiane qui avait l'avantage de ménager une intégration progressive : la monnaie « commune » (et non unique) et de respecter la diversité des économies et des société.
Il s'agirait d'une devise qui viendrait en complément des devises nationales et servirait aux échanges de l'Europe avec le reste du monde. Cette monnaie commune serait constituée comme un « panier » de toutes les devises nationales, selon le principe du SME créé en 1979, mais la part de chacune de ces devises dans le « panier » pourrait varier de façon à garantir l'équilibre et la stabilité des échanges intra-européens.
Entre scepticisme et jubilation
Le projet d'union monétaire n'avait pas non plus la cote auprès des spéculateurs. Ceux-ci doutaient de sa viabilité après que les Danois eurent provisoirement rejeté le traité de Maastricht par référendum en juin 1992.
En France, c'est d'extrême justesse que le traité de Maastricht fut entériné par référendum en septembre 1992, au terme d'un débat public intense et d'une très haute qualité intellectuelle : avant l'été 1992 et le référendum danois, les sondages laissaient croire à une approbation massive du traité mais beaucoup de Français changèrent d'opinion en déplorant : 1) que l'on s'occupe de la future monnaie tandis qu'à Vukovar et Sarajevo renaissait l'hydre de la guerre ; 2) que l'on privilégie l'Europe des marchands et des financiers au détriment de l'Europe politique, culturelle et sociale.
Les promoteurs du traité mirent en avant le volet politique du texte et notamment son article 3 sur la « subsidiarité ». Par ce mot emprunté au vocabulaire d'Église, ils assuraient que les instances européennes n'interviendraient désormais que dans les domaines où les instances de rang inférieur (États, collectivités territoriales) se jugeraient incompétentes.
Dans les faits, quand fut appliqué le traité de Maastricht, c'est en sens inverse qu'a joué la « subsidiarité », la Commission de Bruxelles et le Parlement de Strasbourg prenant l'habitude de traiter des domaines les plus incongrus (oiseaux migrateurs, teneur du plomb dans l'eau potable, définition du chocolat, diamètre de la banane...) pour camoufler leur impuissance à aborder les aspects véritablement régaliens : diplomatie, défense, droit social, sécurité, citoyenneté...
Le 1er janvier 1993 débuta la mise en oeuvre du Grand Marché unique conçu par Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne. Et le 26 octobre 1995, dans un discours télévisé célèbre, le nouveau président français, Jacques Chirac, se convertit résolument aux exigences de rigueur imposées par l'unification monétaire.
Au bout du compte, le 1er janvier 1999, un groupe de onze pays (« L'Euroland » : Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal) virent leurs monnaies fixées à l'euro par une parité fixe. La Grèce, au prix d'un gros effort de rigueur, rejoignit ce groupe deux ans après ainsi que, dans la décennie suivante, Chypre et Malte, Estonie, Lettonie, Slovaquie et Slovénie. La Grande-Bretagne, toujours « eurosceptique », se tient à l'écart de l'union monétaire.
Aux marges de l'Union européenne, le petit Monténégro, nouvellement indépendant, ne s'embarrasse pas de scrupules : de son propre chef, il a adopté l'euro comme monnaie nationale.
L'euro a connu l'épreuve du feu dix ans après sa naissance, suite à la mauvaise gestion de la crise grecque, et d'aucuns ...
Billets de banque
: une occasion manquée de rapprochement
Les billets et pièces libellés en euros devaient introduire l'idéal européen dans la vie quotidienne. Il est regrettable que cette perspective ait été gâchée par l'incapacité des chefs d'État à s'accorder sur des symboles vivants de l'Europe pour illustrer les billets. Ils ont réussi le tour de force d'étaler leur impuissance avec ces billets ne montrant que ponts et portails virtuels qui ne mènent et n'ouvrent sur rien.
Souhaitons que la prochaine génération de billets mette en avant l'exceptionnelle fécondité de l'Europe et ses valeurs universelles. On peut rêver d'un billet qui porterait sur l'une de ses faces Victor Hugo et sur l'autre Jean-Sébastien Bach réunissant de la sorte la France et l'Allemagne dans ce qu'elles ont de plus beau.
On peut rêver d'associer aussi Michel Cervantès et Hans-Christian Andersen, Shakespeare et Homère, Michel-Ange et Rembrandt, Léonard de Vinci et Nicolas Copernic, Marie Curie et Albert Einstein, Mozart et Rubens, Camoens et Sibellius (ou Lonnröt).
Notons tout de même que nos dirigeants ont eu la riche idée de créer le billet à plus forte valeur faciale du monde (500 euros). Simplement pour encourager tous les trafiquants et mafieux de la planète à se détourner du dollar (il est plus facile de transporter dans une valise un million en billets de 500 euros qu'en billets de 100 dollars) !