Manque de mesure et manque de vision stratégique
La première chose qui se discute entre collègues est l’absence de validité scientifique des mesures prises, et même leur fréquente aberration. Ainsi la politique des tests gratuits et non ciblés, qui a entraîné l’engorgement des laboratoires et retardé la délivrance des résultats (parfois jusqu’à dix jours !), annulant tout effet positif sur la prévention des contaminations. Ainsi la limitation des activités de plein air, alors qu’on sait maintenant qu’il n’y a quasiment pas de contamination à l’extérieur. Ainsi l’interdiction des petits commerces, concentrant les clients dans les grandes surfaces. Ainsi la fermeture des universités alors que les écoles, collèges et lycées (y compris les classes préparatoires) restent ouverts. Ainsi le cadenassage des gens chez eux alors que les frontières sont béantes. Les diverses mesures sont discutées pied à pied : fermer les discothèques et les bars paraît de bon sens, tandis que condamner les salles de spectacles pourtant soumises à un protocole sanitaire draconien en révolte plus d’un ; limiter les voyages à longue distance est généralement accepté, tandis que maintenir les gens dans un périmètre d’un km autour de leur domicile est vu comme une mesure liberticide et injuste, sans aucun effet sur la propagation de la maladie ; interdire les grands rassemblements est plébiscité, tandis que détruire la vie de famille choque tout le monde. On regarde les courbes et les projections, on passe au peigne fin l’épidémiologie, on réfléchit aux dernières avancées en matière de traitement et de vaccin, on compare les décisions des différents pays – la Suède qui mise sur l’immunité collective et ne s’en porte pas si mal, l’Allemagne et la Suisse qui encouragent les gens à pratiquer des activités de plein air pour éviter qu’ils s’étiolent, la Belgique qui a compris que les livres étaient aussi essentiels que les pâtes alimentaires. Manifestement, notre gouvernement à nous manque de sens de la mesure – hybris ; et il manque aussi du sens de l’occasion propice – kairos ; et qu’on n’aille pas évoquer la prudence – phronesis – pour masquer son manque de vision stratégique ! Quant au « conseil scientifique » que les médias citent à tout bout de champ, son autorité est ici plus que contestée. Chacun sait que les prétendus experts sont choisis et nommés sans aucune transparence, sur des critères de canaillerie politicienne et de basse connivence, critères qui n’ont rien à voir avec leurs qualités scientifiques. De toute façon, la science c’est la discussion, la confrontation d’hypothèses contraires, et non l’unité dogmatique aboutissant à de véritables oukases.
Et puis, les scientifiques que nous sommes critiquent le confinement généralisé et indifférencié en tant que moyen primitif, voire moyenâgeux. Peut-on croire qu’en presque un an de covid on n’ait rien appris de cette maladie ? En réalité, on a progressé dans la connaissance et dans l’action. Ainsi les séjours en réanimation sont devenus à la fois plus rares et plus courts, avec des patients mieux sélectionnés et mieux soignés. L’arrivée des tests antigéniques rapides, qui donnent un résultat en quinze minutes, modifie la stratégie de dépistage en permettant de casser les chaines de contamination. Déjà la Slovaquie a lancé un ambitieux programme de dépistage de toute sa population, pour concentrer les efforts d’isolement sur les seuls patients contagieux. Se résoudre à nouveau au moyen rustique qui avait été imposé l’hiver dernier par la dramatique émergence d’une maladie nouvelle, complètement inconnue, c’est nier les progrès qui ont été effectués.
Le confinement génère d’autres pathologies
Deuxième motif de mécontentement chez les professionnels de santé : le choix de tout donner à la lutte contre la covid-19 en restreignant les autres besoins. Il y a là une grande menace pour les autres malades, et plus largement pour toute la population fragilisée dans son hygiène de vie, physique et mentale. Les cardiologues alertent sur les dangers de la sédentarité, les pédiatres voient les enfants rivés à des écrans qui dispensent une éducation au rabais (et plutôt une anti-éducation), les neurologues se désolent devant la perte d’autonomie des handicapés interdits de gymnastique, les gériatres s’horrifient devant les syndromes de glissement qui se multiplient dans les EHPAD, les psychiatres constatent l’explosion des addictions, de l’anxiété et de la dépression… Tous dénoncent le défaut de soins dont sont victimes les « autres » malades, ceux qui attendent des traitements non urgents, pour ne pas dire « non essentiels ». Non essentielle, la prothèse de hanche d’une personne souffrant d’arthrose au point qu’elle ne peut plus marcher ? Non essentielle, l’opération de la cataracte de celui qui ne peut plus lire ou conduire ? Non essentiel, le dépistage des cancers à un stade précoce par les coloscopies programmées ou les mammographies de routine ? Toutes ces activités sont mises en sommeil pour concentrer tous les moyens, matériels et humains, sur la covid. Au nom d’un refus grandiloquent du « tri » entre patients – tri qui est pourtant le fait même de la décision médicale : le bon soin au bon patient – on décrit les soignants comme avides d’une technique maximale déversée sur tous, sans réflexion sur le pronostic particulier ni le coût général.
C’est le cas surtout pour la revendication de toujours plus de réanimation, que les médias présentent comme une évidence dans le corps médical. Cette demande est pourtant loin de faire l’unanimité entre médecins. Nous savons tous que les lits de réanimation sont massivement occupés par des patients trop âgés ou trop fragiles pour bénéficier vraiment de cette débauche de technologies invasives. Nous savons que la situation de ces patients est atroce. Et nous savons que leur pronostic est catastrophique : la mort à court ou moyen terme, après une dégradation irréversible de leur qualité de vie, est ce qui les attend. Croyez-vous que les médecins sont satisfaits de ce qui s’apparente plus à de l’obstination déraisonnable qu’à des moyens justement proportionnés ? Croyez-vous qu’ils sont aveugles à l’acharnement thérapeutique effectivement pratiqué, comme si cette notion était préemptée par les seuls militants de l’ADMD ? Les soignants sont-ils de simples techniciens se querellant entre spécialités pour attirer sur eux toujours plus de gadgets techniques sans considération des conséquences de leur application sur les patients ? Sont-ils si bêtes qu’ils confondent quantité (de soins, de technologie, de durée de vie, etc.) avec qualité ? Sont-ils si incultes qu’ils ignorent le concept de justice distributive ?
Troisième sujet de fureur chez les soignants : la déconnexion entre les grandes déclarations du gouvernement et ses médiocres réalisations. Lors de la crise du printemps, nous avons eu droit aux applaudissements de vingt heures, aux hymnes aux « héros du quotidien », à la promesse de réforme d’un système asphyxié par la bureaucratie, aux engagements de mettre un terme aux restrictions en moyens et en personnel, aux apitoiements sur les conditions de travail et les salaires, qui sont parmi les plus bas du monde développé ; puis a eu lieu la mascarade du Ségur de la santé. De tout cela, qu’est-il sorti ? Rien. Depuis dix mois que sévit l’épidémie, qu’a-t-on fait pour la médecine en général et l’hôpital en particulier ? A-t-on embauché du personnel soignant et acquis du matériel technique ? A-t-on arrêté la compression des services et les fermetures de lits ? A-t-on réduit la pression administrative pour redistribuer les moyens vers le soin ? A-t-on réformé le mode de rétribution de l’hôpital, la fameuse et décriée T2A ? A-t-on revalorisé les salaires et amélioré les conditions de travail ? A-t-on mieux associé hôpitaux publics et cliniques privées, pourtant lieux d’une médecine non moins excellente et non moins nécessaire ? A-t-on aidé et soutenu les praticiens de ville, immense réserve de talents et de bonne volonté ? Rien de tout cela n’a été fait. Pas étonnant que l’hôpital croule à nouveau sous des besoins qu’il ne peut satisfaire. Il est exactement dans la même situation qu’en mars dernier, l’enthousiasme du personnel en moins. Nous le savions depuis longtemps, nous en avons la confirmation éclatante au moment où on nous exhorte à nouveau au combat, faisant appel à notre magnifique sens du devoir et citant avec lyrisme le serment d’Hippocrate : on nous prend vraiment pour des cons.
Tout le corps médical ne communie pas dans cette idolâtrie
Autres conversations dont bruissent les couloirs de nos services : l’exaspération d’être présentés de manière unidimensionnelle, sans considération pour la richesse de nos expériences et de nos aspirations. Pour être soignant, on n’en est pas moins homme – et citoyen. Voir en nous des pasionarias de la dictature sanitaire, c’est nous faire l’insulte de nous croire étroitement corporatistes. Contrairement à ce que les médias sous-entendent, nous ne communions pas dans « l’idolâtrie de la vie »(1). Médecins, soignants, nous ne défendons pas la simple vie biologique, la vie nue, la vie nulle. Nous savons que la médecine est encastrée dans la société, et non la société au service de la médecine. La santé biologique est pour nous un but intermédiaire, surplombé d’un objectif plus grand et plus haut, un objectif non seulement physique mais aussi moral. Détruire l’objectif d’une vie humaine accomplie – une vie affective, sociale, intellectuelle, culturelle, spirituelle… – pour préserver l’objectif intermédiaire de la vie biologique est une aberration, que nous refusons de cautionner.
Ainsi les gériatres ont été nombreux à s’opposer aux interdictions de visite aux personnes hospitalisées ou vivant en institution. Ils savent que l’amour des proches est ce qui maintient en vie les plus âgés, les plus fragiles. Et d’ailleurs, faut-il encore maintenir en vie, si cette vie perd les attributs de la « vie bonne », qui est avant tout une vie de relation ? À vrai dire, ils acceptent que leurs patients très âgés meurent, car c’est la condition humaine. Mais ils ne veulent pas qu’ils meurent comme ça. Comme ça, c’est-à-dire seuls et abandonnés en raison d’un diktat sanitaire dont le sens s’efface à mesure que se flétrissent les corps et les âmes.
De façon moins dramatique, la plupart des soignants refusent d’endosser la responsabilité du « quoiqu’il en coûte ». Ils ne veulent pas sacrifier et l’économie, et la jeunesse, et l’éducation, et la spiritualité, et la culture, et le sport, et la gastronomie, tout ce qui fait le plaisir et le sens de la vie humaine, au spectre désincarné d’une survie biologique nue. Ils ne disent pas « tout pour la santé et merde au reste ! ». Pour eux-mêmes comme pour leurs concitoyens, ils s’opposent au métro-boulot-dodo auquel on veut les réduire. Ils entendent dîner au restaurant, sortir au cinéma, au théâtre et au concert, faire du sport, voyager, visiter une exposition ou un musée, se promener en forêt ou en montagne, voguer sur la mer ou flâner au bord d’une rivière… Et surtout, ils entendent profiter de leur proches, familles et amis, dont l’hygiénisme mal compris entend les priver.
Le gouffre économique qui se creuse
De toute façon, ils ont bien saisi que détruire l’économie du pays en le mettant sous cloche n’aidera pas le système de santé, notamment les hôpitaux. Ils voient plus loin qu’une crise sanitaire qui n’en finit pas. Avec quoi financera-t-on les équipements et personnels indispensables si on s’appauvrit toujours plus inéluctablement ? Les soignants ne sont pas économistes, mais ils ne sont pas idiots. Ils savent que la santé a un coût, à défaut d’avoir un prix. Mettre à plat l’économie réelle à court terme, c’est tuer la possibilité de l’investissement dans le système de santé à moyen terme. Chaque commerçant qui ferme, chaque entreprise qui licencie, chaque artisan qui fait faillite c’est moins d’argent pour la société en général et pour la santé en particulier. Un rideau de fer tiré équivaut à un lit de réanimation en moins, un local commercial vide c’est un médecin ou un infirmier en moins dans l’hôpital d’à côté. Le trou de la Sécurité sociale ne se creuse pas d’un excès de dépenses, mais d’un défaut de recettes. Il faut être bien naïf pour se rassurer par les promesses de subventions faites par un État criblé de dettes et de plus en plus privé des ressources de l’impôt (impôt qui est assis sur l’activité, non ?), un État qui assure « soutenir » la société qu’il détruit méthodiquement par ailleurs. « C’est gratuit, c’est l’État qui paie » : qui d’entre nous croit encore à ce type de discours ? Quand la société civile est au bord du gouffre, c’est toute la médecine qui s’apprête à plonger avec elle.
Sortons un peu de l’hôpital et regardons autour de nous. La crise est partout, et pas seulement dans les services d’urgence débordés par des malades qu’ils ne peuvent accueillir décemment. Les mesures décrétées par le gouvernement au nom de l’urgence sanitaire sont un non-sens qui masque mal son imprévoyance et sa lâcheté. Écran de fumée qui accompagne l’évolution spontanée de l’épidémie vers l’indispensable immunité collective sans l’infléchir réellement, elles détruisent les vies qu’elles prétendent sauver.
À nouveau les policiers se déploient dans les rues pour exercer un contrôle qui insulte le sens propre de leur mission. Au lieu de protéger la population contre les égorgeurs et décapiteurs qui se répandent jusque dans nos écoles et nos églises, ils en sont réduits à viser pitoyablement les Ausweis que leur tendent des citoyens revêches. Le cœur se serre devant l’humiliation qu’ils doivent endurer, miroir de notre propre humiliation. En tant que médecin des hôpitaux, je veux leur dire bien haut : « Pas en mon nom » !