Napoléon Ier (1769 - 1821)
Ombres et lumières d'un destin d'exception
par André Larané
Aucun homme n'a connu dans l'Histoire moderne une gloire comparable à celle de Napoléon Ier. L'historien Jean Tulard rappelle qu'il se publie à son sujet, depuis sa mort, dans le monde, en moyenne un livre par jour !
Son destin, aussi foudroyant que celui d'Alexandre le Grand, s'est accompli en moins de vingt ans, de son départ pour l'armée d'Italie (1796) à celui pour Sainte-Hélène (1815).
De même qu'Alexandre a fondé un nouveau monde sur les dépouilles de la Grèce classique, Napoléon Ier, en vidant la France de sa force vitale, a déclenché des secousses telluriques qui ont donné naissance à notre monde.
Le nouvel Alexandre
Issu de la petite noblesse corse, le futur Empereur des Français est le deuxième d'une fratrie de huit enfants qui, tous, plus tard, accèderont aux plus hautes destinées. Il quitte à neuf ans son île. Après trois mois au collège d'Autun, il entre avec une bourse à l'École militaire de Brienne-le-Château. Cinq ans plus tard, c'est l'École militaire de Paris dont il sort en 1785 à la 42e place sur 58. Peut mieux faire.
Lieutenant d'artillerie, médiocre cavalier, ses ambitions le portent vers l'écriture (il se rêve en écrivain) et la Corse, qu'il veut libérer. Il ne se détachera de celle-ci qu'en 1793, quand sa famille en sera chassée par son idole, le chef nationaliste Pascal Paoli.
Il a vingt ans quand débute la Révolution française. L'entrée de la France dans la guerre, en 1792, va lui permettre de démontrer ses talents de chef et de stratège. Il se fait remarquer par Augustin, le frère de Robespierre, au siège de Toulon, qui s'est livrée aux Anglais. Son succès lui vaut à 24 ans le grade de général de brigade.
Après la chute de Robespierre et une brève disgrâce, le jeune homme se fait une nouvelle fois remarquer par ses talents d'artilleur en canonnant une manifestation de royalistes sur les marches de l'église Saint-Roch, à Paris. Cela lui vaut le surnom méprisant de « général Vendémiaire ».
Mais grâce à l'entregent de sa maîtresse Joséphine de Beauharnais, proche du Directeur Barras, il obtient en 1796 le commandement de l'armée d'Italie. Dès lors, ses succès militaires, de Lodi à Rivoli, magnifiés par ses soins, vont donner naissance à sa légende. « Bonaparte vole comme l'éclair et frappe comme la foudre », dicte-t-il par exemple aux rédacteurs qui transmettent les bulletins militaires aux journaux de tout le pays.
Il couronne son triomphe avec le traité de Campoformio dont il dicte lui-même les conditions à l'Autriche. Sans état d'âme, il livre la vénérable République de Venise à son ennemie pour faire accepter à cette dernière la cession de la rive gauche du Rhin à la France.
Bonaparte clôt la Révolution
Quand il revient en France, le gouvernement du Directoire apparaît encore solide. Faute de perspective, le général se laisse convaincre par Talleyrand de prendre le commandement d'une expédition en Égypte, en vue de couper la route des Indes aux Anglais. L'idée le séduit. Elle aboutit à un échec cinglant mais dont l'opinion ne prend guère conscience, trompée par la distance, l'exotisme et le ton grandiloquent des bulletins militaires (« Soldats, songez que du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! »).
En 1799, le Directoire est à bout de souffle et d'aucuns songent à un rétablissement de l'Ancien Régime, en la personne de Louis XVIII, frère et héritier du roi Louis XVI. L'abbé Sieyès prend les devants et convainc Bonaparte, tout juste de retour d'Égypte, de prendre l'initiative d'un coup d'État. C'est ainsi qu'est établi le Consulat. Devenu Premier Consul, Bonaparte peut fièrement proclamer devant le Sénat : « Citoyens, la révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie » (15 décembre 1799).
Ne nous méprenons pas sur le sens de ces mots : ils signifient non pas qu'on tournerait le dos à la Révolution mais au contraire que la Révolution a achevé son oeuvre et qu'on peut désormais s'appuyer sur celle-ci pour construire l'avenir. De fait, le jeune Corse va consolider ses acquis : l'égalité de tous devant la loi, la liberté de conscience, la liberté d'entreprendre... Il valide aussi les transferts de patrimoines qu'elle a occasionnés (ventes de biens nationaux).
Il mène enfin à leur terme des réformes qui imprègnent encore notre société et notre manière de vivre. Il promulgue le Code Civil, pacifie les relations entre l'État français et l'Église catholique en signant avec le Saint-Siège un Concordat qui durera jusqu'en 1905 (il est encore en vigueur en Alsace-Lorraine). Il fonde la plupart des grandes institutions actuelles : préfets, Conseil d'État, Université, Banque de France, École polytechnique, Légion d'Honneur, etc.
Il lance aussi de grands travaux à Paris dont beaucoup ne seront achevés que sous le règne de Louis-Philippe Ier : la colonne de la Grande Armée (ou colonne Vendôme), le Temple de la Gloire (aujourd’hui église de la Madeleine), les arcs de triomphe du Carrousel et de l’Étoile, la Bourse, le percement de la rue de Rivoli, etc.
Les Français brisent à Marengo et Hohenlinden une deuxième coalition européenne. Le Premier Consul en profite pour consolider les « Républiques-sœurs » qui entourent la France, à commencer par la République cisalpine (Milan), qu'il rebaptise italienne. Constatant la faillite de la République helvétique « une et indivisible », il donne à la Suisse une structure confédérale qui va perdurer pour l'essentiel jusqu'à nos jours. L'outremer, toutefois, ne lui réussit pas. Au fiasco égyptien s'ajoute le fiasco de l'expédition de Saint-Domingue, qui aboutira à l'indépendance d'Haïti. Les Français ne lui en tiennent pas rigueur et sont surtout sensibles au rétablissement de la paix en Europe, consacré par la paix d'Amiens avec l'Angleterre.
Bonaparte devient Napoléon
Fort de ses succès, Bonaparte consolide son pouvoir avec le titre héréditaire d'Empereur des Français, mais il est rattrapé par la guerre, les Européens et en premier lieu les Anglais supportant mal une France devenue trop puissante. Les Anglais rompent la paix d'Amiens et les Autrichiens, en 1805, envahissent la Bavière sans déclaration de guerre. Cette troisième coalition est brisée à Austerlitz. Une quatrième coalition voit la défaite de la Prusse à Iéna (1806) et de la Russie à Friedland (1807). Le tsar scelle la paix avec l'Empereur des Français à Tilsit et promet d'appliquer le Blocus continental destiné à affamer l'Angleterre, toujours en guerre.
Napoléon savoure son triomphe au congrès d'Erfurt (1808), devant un « parterre de rois », essentiellement des princes allemands ainsi que le tsar. Mais il ne lui sera pas permis de se reposer. Voilà qu'à l'autre extrémité du continent, le peuple espagnol se soulève contre le roi imposé par Napoléon Ier : son frère Joseph. L'Autriche en profite pour reprendre les armes et former une cinquième coalition. Mais elle est vaincue à Wagram en 1809 et doit se soumettre. L'empereur Joseph Ier accepte que sa fille l"archiduchesse Marie-Louise épouse son ennemi. Elle lui offrira l'héritier qu'il n'avait pu obtenir de sa première épouse Joséphine.
L'horizon s'assombrit néanmoins. L'Empereur s'empâte et vieillit. Face à des rébellions qui se multiplient sur le Continent, il n'est plus tout à fait le maître du jeu. En 1812, menacé par la concentration des troupes russes à la frontière polonaise, il entraîne la « Grande Armée » en Russie. Ce sera sa perte...
Napoléon Ier a porté jusqu'à Moscou les idées de la Révolution et du siècle des « Lumières ». Par ses conquêtes, il a révélé les Nations à elles-mêmes pour le meilleur et pour le pire (Italie, Espagne, Pologne, Allemagne, Russie, Égypte).
Grâce à son art de la mise en scène, Napoléon a donné à ses triomphes et à ses échecs une dimension épique que l'on peut seulement comparer à l'épopée d'Alexandre le Grand. Les artistes sont requis pour peindre l'Empereur et ses campagnes militaires sous leur meilleur jour, sans trop d'égard pour la vérité. À preuve le célèbre portrait de Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard par David qui le montre en grand uniforme sur un cheval fougueux, au lieu de la triste équipée en redingote sur une mule.
Le petit Corse qui a appris le français au collège d'Autun devient très vite un maître du langage. Il rédige lui-même les bulletins de ses campagnes militaires en les agrémentant de magnifiques formules. Ces Bulletins de la Grande Armée sont lus en chaire, dans les écoles, dans les théâtres. Ils exaltent les jeunes gens ainsi que le racontera le poète Alfred de Vigny (Servitude et grandeur militaires, 1835). Ils sont aussi lus sur la place des villages par le garde-champêtre et jusque dans les familles (voir ci-dessous la peinture de propagande de Louis-Léopold Boilly, non dénuée d'humour avec un amoureux qui se soucie assez peu des victoires de l'Empereur). Ce sont à vrai dire des fake-news avant l'heure : « Menteur comme un bulletin » avaient coutume de dire les grognards (Jean Tulard).
Un projet évanescent
Napoléon Ier renverse le vieil empire germanique et abat la féodalité en introduisant outre-Rhin le Code Civil et les réformes administratives issues de la Révolution. Ce faisant, à son corps défendant, il renforce le pouvoir des gouvernements allemands sur leurs sujets et prépare l'unification de l'Allemagne du Nord.
Il relève le nom de l'Italie et engendre un nationalisme italien. Pour cette raison, « l'Italie aime et a toujours aimé Napoléon », assure l'historien Luigi Mascilli Migliorini. Par opportunisme, il relève temporairement la Pologne, effacée de la carte en 1795, sous le nom de Grand-duché de Varsovie. Les Polonais lui en sont reconnaissants même s'il a évité de rendre son nom au pays pour ne pas froisser ses susceptibles voisins.
En 1811, poussé par le besoin de sécuriser ses conquêtes, il en vient à régner sur une France de 130 départements, qui pousse ses ramifications jusqu'aux îles de la Frise et de la côte dalmate.
Il est aussi roi d'Italie avec Milan pour capitale, médiateur de la Confédération helvétique, protecteur de la Confédération du Rhin.
Joseph, frère aîné de Napoléon, est roi d'Espagne, son frère Jérôme roi de Westphalie, son beau-fils Eugène de Beauharnais vice-roi d'Italie, le maréchal Murat, son beau-frère, roi de Naples, le maréchal Bernadotte héritier du trône de Suède...
C'est la « France-Europe » selon l'expression de Mme de Staël ! Une construction fragile et éphémère.
L'Amérique latine profite de la guerre menée par les Français en Espagne et au Portugal pour s'émanciper. Quant à l'Angleterre, ennemie héréditaire de la France, elle bâtit sa puissance à venir sur la défaite de celle-ci.
Et l'on ne saurait oublier que le monde arabe sort d'une léthargie de plusieurs siècles suite à la malheureuse expédition d'Égypte.
La France des 130 départements
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De 1809 à 1812, Napoléon Ier dirige de près ou de loin toute l'Europe à l'exception notable de l'Angleterre et de la Russie... Mais les résistances prennent de l'ampleur à mesure que s'accroît sa puissance : paysans espagnols, tyroliens et napolitains ; bourgeois des grands ports et des villes industrielles qu'irritent le « Blocus continental ».
L'Empereur des Français est amené à sévir et, pour imposer sa volonté, ne trouve souvent rien de mieux que d'annexer les territoires récalcitrants à l'Empire français. C'est ainsi que celui-ci en vient à compter 130 départements en 1811, avec 750 000 km2 et 45 millions d'habitants.
Les ailes du destin
Ce destin prodigieux n'était en rien prévisible.
Doté d'un immense pouvoir d'entraînement sur les hommes et de qualités intellectuelles exceptionnelles (capacité d'analyse, mémoire...), Napoléon Bonaparte a aussi bénéficié d'une chance peu commune.
Empereur, il gouverne d'une main de fer la France et ses vassaux. C'est un dictateur à l'antique, qui fonde son autorité sur un relatif consensus bien plus que sur la terreur comme les dictateurs du XXe siècle.
Devant le Conseil d'État, il affiche une démarche très rousseauiste : « Je veux gouverner les hommes comme le plus grand nombre veut l'être. C'est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. C'est en me faisant catholique que j'ai fini la guerre de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j'ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais le peuple juif, je rétablirais le temple de Salomon. »
Tout part de lui et tout remonte à lui. Il dicte à ses secrétaires des missives innombrables et comminatoires à l'adresse des préfets, généraux et souverains affidés. Ainsi que le rappelle Jean Tulard, sa correspondance représente pas moins de vingt-huit volumes de six cents pages.
L'application de ses ordres est toutefois entravée par la lenteur des communications, malgré l'apparition du télégraphe. Pour y suppléer, l'Empereur s'oblige à de perpétuels déplacements, accompagné de son secrétariat et de son cabinet (en dix ans de règne, il séjourne moins de trois ans à Paris).
Pragmatique avant tout, Napoléon Ier eut le mérite de se laisser guider par les événements, dans une période de grands bouleversements, ainsi qu'il le confie lui-même pendant son exil de Sainte-Hélène : « J'avais beau tenir le gouvernail, quelque forte que fût la main, les lames subites et nombreuses l'étaient bien plus encore, et j'avais la sagesse d'y céder plutôt que de sombrer en voulant y résister obstinément. Je n'ai donc jamais été véritablement mon maître ; mais j'ai toujours été gouverné par les circonstances... ».
Porté par son art de la guerre et son ambition conquérante, l'officier corse a su par ailleurs gagner le soutien de la bourgeoisie avec une politique intérieure conservatrice et toute entière au service des possédants, depuis le serment de ne pas remettre en cause les ventes de biens nationaux jusqu'à la relégation des femmes dans le rôle d'épouse et de mère en passant par la création du livret ouvrier.
Malheureusement pour lui, il n'a pu arrêter à temps sa fuite en avant. Quand il y a songé en 1810-1811, après son mariage avec Marie-Louise, il était déjà trop tard. Lui-même avait perdu une partie de son énergie d'antan, se laissant aller à des siestes fréquentes, engraissant, prenant du temps auprès de sa jeune épouse... cependant que ses adversaires, qui ne toléraient pas son hégémonie, préparaient assidûment leur revanche.
La face sombre de l'Empereur
Napoléon Ier apparaît aussi comme un être critiquable à maints égards.
Son insensibilité à la douleur humaine, son ascétisme et son peu d'appétence pour les plaisirs de la vie, la bonne chère et les femmes, le rapprochent de Robespierre, qu'il servit d'ailleurs avec zèle dans sa jeunesse. Corse et méditerranéen, il était très attaché à sa mère mais par ailleurs nourrissait une forme de mépris pour les femmes. Chateaubriand l'avait déjà perçu dans ses Mémoires d'Outre-tombe : « Les femmes, en général, détestaient Bonaparte comme mères ; elles l’aimaient peu comme femmes, parce qu’elles n’en étaient pas aimées : sans délicatesse, il les insultait, ou ne les recherchait que pour un moment. » Aussi n'attendons pas de lui qu'il renverse le courant antiféministe amorcé en 1793. Se prévalant du droit romain, il inscrit dans le Code civil de 1804 le fameux article 213 : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ».
On reproche aussi à Bonaparte le rétablissement de l'esclavage en 1802 dans les dernièrs colonies françaises. Pouvait-il faire autrement ? Il n'y avait guère qu'en Guadeloupe que l'esclavage avait véritablement été aboli par la Convention en 1794. Étendre son abolition aux autres îles à sucre et en particulier à la Martinique, que venait de restituer l'Angleterre, c'était compromettre la paix signée deux mois plus tôt avec celle-ci. Toujours pragmatique, Bonaparte a choisi le moindre mal.
Son ambition, ou plutôt son entêtement à vouloir maintenir les conquêtes de la Révolution, a eu un coût élevé qui lui a valu le surnom de « l'Ogre » : au total environ neuf cent mille morts du fait de sa confrontation aux coalitions successives, qui se sont ajoutés aux morts des guerres révolutionnaires (note). On pourrait surtout lui reprocher sa reconquête du pouvoir après son premier exil sur l'île d'Elbe (les « Cent Jours »). Elle n'avait aucune chance de succès et laissa la France amoindrie, le second traité de Paris la privant de nouveaux territoires et lui infligeant une très lourde indemnité de guerre.
Ces critiques et bien d'autres (ce qu'il a fait à Jaffa, exécution du duc d'Enghien…) ont été formulées dès 1814 et même avant par Chateaubriand ou encore Benjamin Constant. « Ce qui est singulier avec Napoléon, c'est que les débats changent avec le temps, note l'historien Pierre Branda (Le Point, 2 mars 2021). Ce que l'on critique aujourd'hui faisait souvent l'unanimité autrefois, tandis que bien des polémiques qui existaient de son vivant se sont quasi-éteintes. ».
Napoléon n'en demeure pas moins un homme d'État exceptionnel, un personnage fascinant et une source d'inspiration inépuisable pour les historiens, les romanciers et les cinéastes.