Victor Hugo surpasse par sa puissance créatrice, son imagination et l'étendue de ses talents tous les écrivains de sa génération. Il demeure aussi aux yeux du monde « le plus grand poète français... hélas », selon la formule plaisante de l''écrivain André Gide
Très impliqué dans la vie politique de son temps, il suit les évolutions des moeurs et de la pensée dominante. Royaliste dans sa jeunesse, il s'engage contre la peine de mort (« Se venger est de l'individu, punir est de Dieu »). Son roman Notre-Dame de Paris éveille l'intérêt du public pour le Moyen Âge et la conservation du patrimoine.
Cet exil volontaire à Guernesey lui vaut une seconde naissance. C'est le temps des chefs-d'œuvre : Les Contemplations, La Légende des Siècles, Les Misérables... Il devient pour les jeunes écrivains un maître respecté et, pour l'opinion publique en France et dans le monde entier, un maître à penser et une icône.
Au lendemain de la proclamation de la IIIe République, en 1871, le vieillard revient en France et traverse Paris au milieu d'une foule reconnaissante. Chantre de la République, il encourage la « mission civilisatrice » de la France et l'expansion coloniale...
1802 : une naissance prometteuse
Le poète évoque sa naissance en cultivant le paradoxe :
Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l'empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l'air qui vole,
Naquit d'un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu'il fut, ainsi qu'une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n'avait pas même un lendemain à vivre,
C'est moi.
(Les feuilles d'automne, 1831)
Un jeune homme qui voit loin
Victor Hugo naît à Besançon le 26 février 1802, sous le Consulat... Les héros de l'épopée révolutionnaire et impériale ne savent pas encore qu'ils ont gagné le plus grand mémorialiste qui soit.
Son père Léopold Hugo s'engage comme soldat à quatorze ans et devient officier à dix-sept ans, en 1790. Il est fait maréchal de camp par le roi d'Espagne (l'équivalent en France de général de brigade). Sa mère, Sophie Trébuchet, originaire de Châteaubriant, en Bretagne, donne très tôt à Victor le goût des auteurs classiques. Vers 17 ans, celui-ci aurait écrit sur un brouillon d'écolier : « Je veux être Chateaubriand ou rien ». Il sera bien plus.
Sa jeunesse se partage entre la nostalgie de l'Empire napoléonien, que son père avait servi avec brio, et le soutien à la Restauration monarchique. En 1819, il reçoit ses premières récompenses de l'Académie des Jeux floraux (Toulouse) pour deux odes royalistes. Trois ans plus tard, il épouse Adèle Foucher et entame une carrière d'écrivain avec Odes et poésies diverses puis Han d'Islande.
Le jeune poète se range parmi les ultra-royalistes et chante la naissance inespérée du duc de Bordeaux, ce qui lui vaut une substantielle récompense du roi Louis XVIII. En 1825, il reçoit la Légion d'Honneur en même temps que son aîné Lamartine. Il assiste aussi à Reims au sacre de Charles X, successeur de Louis XVIII.
Il devient alors l'écrivain le plus en vue de sa génération et le restera jusqu'à sa mort, soixante ans plus tard ! Enthousiasmé comme les autres romantiques par le soulèvement des Grecs, il publie en 1829 un recueil de sonnets, Les Orientales :
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux ?
– Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles. (8-10 juillet 1828, Les Orientales).
Avec le succès littéraire vient la fortune. Victor Hugo, très bon négociateur, arrache à ses éditeurs de substantiels droits d'auteur qui lui permettront de vivre somptueusement, tout en gérant au plus près ses biens. Avec l'âge, son sens de l'économie va même tourner à la ladrerie !...
Un poète d'influence
Dès la Restauration, Victor Hugo s'engage contre la peine de mort. C'est ainsi qu'il publie aussi en 1829 Le Dernier Jour d'un Condamné (il s'agit du récit des derniers moments d'un jeune condamné, par lui-même). À ce livre, Victor Hugo ajoute en 1832 une préface qui est un vigoureux plaidoyer contre la peine de mort avec des arguments toujours actuels (« Se venger est de l'individu, punir est de Dieu »).
En 1834, il écrit un petit récit inspiré d'un fait divers : Claude Gueux.
L'histoire d'un ouvrier au coeur noble, contraint de voler pour nourrir sa femme et son enfant. Incarcéré à Clairvaux, il devient le souffre-douleur du directeur des ateliers qu'il finit par tuer dans un accès de colère. Cela lui vaut l'échafaud. Le récit est à la fois un plaidoyer contre la peine de mort et une lointaine préfiguration des Misérables. Mais le poète n'est pas seul, loin de là, dans le combat d'avant-garde contre la peine de mort. Dès les années 1820, de nombreux bourgeois éclairés veulent comme lui en finir avec ce reliquat de la barbarie. François Guizot échoue de peu à faire voter une loi dans ce sens.
À l'avènement du roi bourgeois Louis-Philippe Ier, le poète s'affiche en chef de file de la jeune génération de l'école romantique et s'attire très tôt une célébrité nationale et internationale avec Hernani et Notre-Dame de Paris.
Il se fend de quelques vers patriotiques en l'honneur des victimes de la révolution des « Trois Glorieuses » en 1830 :
« Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie... ».
Mais la trahison de Sainte-Beuve avec son épouse Adèle Foucher lui laisse un goût amer comme l'attestent ses recueils de poèmes : Les feuilles d'automne (1831), Les chants du crépuscule (1835), Les rayons et les ombres (1840).
Avec son ami Alexandre Dumas, il fonde le théâtre de la Renaissance en 1838, pour lequel il crée Ruy Blas. Il voyage aussi en France et en Europe avec sa maîtresse Juliette Drouet, multipliant les notes et les croquis. Ces derniers témoignent d'un talent certain de dessinateur et lui eussent assuré à eux seuls la notoriété s'il n'y avait eu l'écriture.
Un poète tourmenté
Par quatre fois, en 1836 et 1840, Victor Hugo se voit refuser l'entrée à l'Académie française car jugé peut-être trop libéral. Il est enfin élu le 7 janvier 1841. Mais sa satisfaction est de courte durée. La mort tragique de sa fille Léopoldine, qu'il apprend par hasard en lisant un journal de province, le 9 septembre 1843, le détourne de toute publication d'envergure pendant une dizaine d'années.
Pair de France en 1845, il devient un notable et même un familier du palais des Tuileries, où réside le roi Louis-Philippe. Il peut alors se croire au sommet de sa carrière. Il fait figure de fossile auprès des nouvelles générations d'écrivains, Flaubert... L'échec des Burgraves, en mars 1843, amorce le tournant de sa vie.
Le poète s'éloigne peu à peu de la monarchie. En contradiction avec son idéal de progrès, il se fait le chantre de la Légende napoléonienne et participe au culte de l'Empereur, fossoyeur de la Révolution et conquérant insatiable (cette contradiction est commune aux libéraux de cette époque).
Quand survient la révolution républicaine de 1848, animée par des libéraux et des républicains modérés, il s'en tient à l'écart et même s'y oppose, fidèle à son passé royaliste.
Le 4 juin 1848, à la faveur d'une élection partielle, il se fait élire député de Paris dans les rangs des conservateurs et prononce son premier discours à la tribune le 20 juin suivant pour dénoncer les ateliers nationaux. Lui-même commande la troupe face aux barricades d'ouvriers dans son arrondissement parisien.
Il soutient aussi la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, à la présidence de la République.
Dans les mois suivants, sa conscience politique se réveille. Il vire à gauche (« J'ai grandi ! » dira-t-il en 1854 de ce moment-là). À preuve son discours du 9 juillet 1849 sur la misère, à l'opposé du précédent : « La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! »
Quelques semaines plus tard, le 21 août 1849, tandis que tout le continent est en ébullition, il se fait le champion de la « Révolution des peuples » et en appelle à la création des États-Unis d'Europe.
L'année suivante, il rompt avec le Prince-Président auquel il reproche son intervention dans les affaires romaines. Sans doute lui reproche-t-il secrètement aussi de ne pas lui avoir accordé le ministère de l'Éducation qu'il convoitait.
Après le coup d'État par lequel Louis-Napoléon rétablit l'Empire, le poète s'exile volontairement avec sa famille et sa maîtresse Juliette Drouet à Bruxelles, puis sur l'île anglo-normande de Jersey, enfin sur celle de Guernesey.
Guernesey : une deuxième naissance
Afin d'éviter d'être expulsé par les autorités, il choisit pour la première fois de devenir propriétaire et, le 16 mai 1856, achète sur l'île une grande demeure de corsaire, Hauteville House avec les droits d'auteur des Contemplations. Écumant les brocanteurs de l'île, il va la rénover et la décorer à son goût, jusqu'à en faire l'une de ses plus belles oeuvres plastiques.
C'est à Hauteville House, debout devant un pupitre, sous la verrière qui couronne la maison et domine l'océan, qu'il va écrire l'essentiel de son oeuvre poétique et littéraire !
Victor Hugo va résider à Guernesey jusqu'à la chute de l'Empire, même après le départ de ses proches (à l'exception de la fidèle Juliette qui habite une maison voisine).
Le poète refuse avec obstination les amnisties et le pardon de l'empereur : « S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! ». Paradoxalement, cette fuite de 20 ans lui vaut une seconde naissance, réalisant son souhait secret. « Je veux l'influence et non le pouvoir », avait-il écrit en 1848 (lettre à Paul Lacroix du 10 décembre 1848).
Les inscriptions « Ego Hugo » (Moi, Hugo) de Hauteville House illustrent la conscience que le poète avait de son génie... et de sa fonction sociale. De sa retraite solitaire, il lance des imprécations contre l'usurpateur, « Napoléon-le-Petit ».
Il reprend aussi avec acharnement son travail littéraire et publie ses chefs-d'oeuvre : La Légende des Siècles, Les Travailleurs de la mer... Il devient pour les jeunes écrivains un maître incontournable et respecté.
Enfin rasséréné, il se livre au grand projet romanesque en gestation depuis trente ans : Les Misérables. La publication du roman en 1862 lui vaut une popularité dans tous les pays et toutes les classes sociales. On dit que des ouvriers se cotisent pour acheter l'oeuvre et se la passer de main en main.
Comme l'empereur Napoléon III lui-même, comme beaucoup de ses contemporains, comme le romancier Eugène Sue (Les Mystères de Paris), le peintre Jean-François Millet (L'Angélus, Le vanneur...), Victor Hugo se montre dans les années 1840-1860 très sensible au sort des humbles et à la condition ouvrière.
À Guernesey même, il se veut exemplaire en recevant à goûter chaque semaine quelques dizaines d'enfants pauvres.
Tous les artistes, peintres, poètes et romanciers qui s'épanouissent dans l'ombre de Hugo vont enraciner la nation française dans ses légendes. Nation paysanne, patrie des droits de l'homme, royaume des lettres et des arts : autant de mythes qui deviendront des lieux communs.
Enfants martyrs
Le poète est visionnaire comme le montre le poème suivant, qui n'a rien perdu de son actualité et de sa violence. Comment mieux exprimer le drame des enfants martyrs du XIXe siècle européen ou du tiers monde actuel ?
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules :
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
- Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas!
Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! -
Ô servitude infâme imposée à l'enfant !
(Melancholia, in Les Contemplations, 1856)
Orgueil de la République
Victor Hugo ne consent à rentrer à Paris qu'au lendemain de la proclamation de la République, le 5 septembre 1870. Le vieil homme traverse Paris au milieu d'une foule émue et reconnaissante.
Toujours en phase avec la bourgeoisie de son temps, le poète garde un pied dans la politique. Après avoir été pair de France de 1845 à 1848, représentant du peuple de 1848 à 1851, opposant tenace à Napoléon III, il entre en 1871 comme député dans la nouvelle Assemblée avant de devenir sénateur de 1876 à sa mort. Même s'il a écrit au total un millier de pages d’interventions politiques, ses prestations sont décevantes. Il s'accommode assez bien de la répression de la Commune, cette « bonne chose mal faite » mais sera parmi les plus ardents à demander l'amnistie pour les Communards. Plus percutants sont ses ultimes écrits. Il poursuit son combat contre la peine de mort, pour les États-Unis d'Europe, pour l'émancipation des femmes...
Après le massacre de la Commune, la question sociale n'est plus d'actualité. Les dirigeants de la IIIe République se préoccupent bien davantage d'expansion coloniale. Victor Hugo lance, le 18 mai 1879, à l'occasion d'un banquet commémorant l'abolition de l'esclavage : « Dieu offre l'Afrique à l'Europe. Prenez-la. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l'industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité. Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez ». C'est la reprise d'un discours que le poète, visionnaire et toujours en avance sur son temps, avait déjà tenu en août 1849 à la tribune du Congrès de la Paix .
Frappé de congestion cérébrale le 27 juin 1878, le poète renonce à écrire et met à jour ses notes et ses écrits résiduels dont la publication se poursuivra jusqu'en 1902.
Le jour de ses 80 ans, Victor Hugo a la surprise de voir les Parisiens joncher de fleurs la portion de l'avenue d'Eylau où il habite, au n°130. Le même jour, la municipalité donne son nom à cette même voie, ce qui lui permettra de voir son adresse ainsi libellée : « Monsieur Victor Hugo, en son avenue » !
À sa mort, le 22 mai 1885, Victor Hugo bénéficie de funérailles grandioses autant qu'émouvantes. Aux côtés de son contemporain Louis Pasteur, le poète symbolise le triomphe de la République et la plus grande gloire de la culture française.