Quinquennat notamment marqué au fer rouge par la répression sauvage contre le mouvement social des gilets jaunes, assortie d’un mépris violent, hors du commun, et très véhémentement exprimé, délibérément radicalisé par le pouvoir à l’encontre des opposants, lequel mépris a trouvé à se réaffirmer une nouvelle fois dans la bouche d’Emmanuel Macron à l’encontre cette fois-ci des « non vaccinés », nouvelles incarnations expiatoires mises au rebut du bloc bourgeois par effet d’aubaine, dont il a été déclaré avec toute la violence perverse à laquelle l’on est désormais habitué qu’il convenait de les « emmerder ». Il ne se joue pas ici seulement le petit goût malsain de la transgression narcissique, mais aussi toute la violence assumée, nécessairement assumée, ontologiquement nécessaire, de ce qui caractérise le macronisme en tant que tel et de la manière dont l’analyste et sondeur Jérôme Sainte-Marie le définit : en tant que représentant et quintessence de ce qu’il décrit comme constituant, intrinsèquement, le « bloc élitaire ». La violence que ce-dernier manifeste ne constitue jamais un dérapage (« j’assume ») mais au contraire un marqueur identitaire indispensable à sa propre existence, faite de violence dans le rapport de force, dans le but de perdurer, de rassurer ses membres et de se perpétuer au pouvoir. Notons d’ailleurs que le programme à venir du candidat Macron saison 2 s’annonce d’emblée comme très dur au plan social, ce qui se comprend aisément : des oppositions systématiquement écrasées au besoin par la répression physique ou judiciaire, un parlement dont on n’a cure et qui, s’il basculait plutôt vers la droite dite classique en 2022 ne verrait pas franchement d’inconvénients à une radicalisation du libéralisme élitaire qu’il considère d’ailleurs comme insuffisamment achevé sous Macron 1, et enfin, au plan « psychologique », un goût de la transgression que l’on imagine encore davantage décomplexé s’il était encore possible du fait qu’il n’y aura cette fois-ci pas d’enjeu pour un troisième mandat : on pourrait considérer cela comme une sorte d’open bar de l’absence du surmoi, sachant que les Conseils constitutionnel et d’Etat sont réduits au statut de marionnettes plus ou moins pathétiques et serviles. Voici pour le tableau.
L’auteur de Bloc contre bloc : La dynamique du Macronisme, paru en 2019, poursuivi en 2021 par Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée (tous deux publiés aux éditions du Cerf) permet, par la pertinence de ses raisonnements, d’observer in vivo, dans le déroulement des faits politiques récents et dans celui de cette campagne atypique, la confirmation des analyses qu’il a élaborées au fil de ses différents travaux et qui forment une trame d’une rare solidité et cohérence, éminemment opératoires. Si ces ouvrages ont déjà été abondamment commentés et rendus publics et si les expressions « bloc populaire, bloc élitaire » sont en quelque sorte entrées dans le langage politologique courant, parfois d’ailleurs de manière quelque peu schématique en raison même de l’opposition structurelle (bloc contre bloc) qui les caractérise, il semble indispensable d’y revenir dans le moment politique et collectif spécifique que nous traversons, tant cette grille de lecture est efficiente, en dépit des multiples divertissements sans intérêt qui viennent à la fois occuper le devant de la scène médiatique comme l’on irait au cirque ou dans quelque caverne de Platon et qui masquent (sans doute est-ce en partie leur rôle) les enjeux véritables dont cette élection incarne la tectonique fondamentale.
Faux débats
L’on pourrait en effet sans trop se fatiguer commenter à l’infini le spectacle de foire offert, en surface, par une campagne qui, le plus souvent, ne se nourrit que de l’écume des images, du verbe manipulé à l’infini, des éléments de langage, du storytelling et des péripéties burlesques destinées à occuper le devant de la scène : il est toujours loisible de s’amuser de la plongée de l’ancienne gauche vingt-mille lieues sous les mers à l’approche probable du gaz de schiste, de constater la nullité (au sens propre) abyssale dans laquelle le parti socialiste se meurt, on peut toujours se divertir de débats lunaires sur la gastronomie, la viande, le fromage et le foie gras suprématistes, l’on peut commenter jour après jour l’interminable nuit des seconds couteaux de renégats de tout poil quittant un(e) candidat(e) pour en rejoindre un autre en fanfares et trompettes ou plutôt en tambourins et triangles, alimentant ainsi jour après jour la gazette des Filochard et Ribouldingue de la tambouille politicarde la plus vieillotte qui soit (au moins les nostalgiques des temps anciens ne sont-ils pas déçus), l’on peut feindre de se demander si l’actuel locataire de l’Elysée sera bien candidat à sa propre réélection, comme si cela constituait un quelconque événement, et feindre que l’attente de cette annonce soit vraiment formidablement passionnante, apportant quoi que ce soit de nouveau au débat de fond… La vérité qui demeure, et c’est le seul vrai fait important dans toute cette petite mise en scène, c’est que cet indispensable débat sera autant que possible éludé, précisément parce que le bilan du macronisme ne fera pas l’objet d’une quelconque remise en question par le système qui n’a cessé de le promouvoir, d’abord en raison de la lâcheté fourbe de son représentant qui préfère se dérober aussi longtemps que possible à la contradiction de ses adversaires politiques : le réel compte pour rien, son porteur et ses zélateurs arguant de mille fausses excuses exploitées autant que faire se peut (covid, crise ukrainienne montée en sauce, présidence d’une Union européenne qui tombe à pic et autres subterfuges permettant d’abolir le débat public) ; ensuite parce qu’il est dans la nature-même du bloc élitaire incarné en France par Emmanuel Macron de s’imposer par la force, par un faux-semblant de dialogue (souvenons-nous du faux Grand Débat consécutif au mouvement des gilets jaunes, qui ne fut qu’un long monologue logorrhéique imposé par le pouvoir à la gloire du président, qualis artifex) et de se passer, intrinsèquement de toute réelle contradiction. Il est dans la nature-même du bloc élitaire d’escamoter le réel ou, plus précisément, de montrer avec une arrogance assumée, qu’on le fait plier à sa guise, qu’on lui fera dire ce qu’on en souhaite et que, dans le fond, il ne compte pour rien au regard du rouleau compresseur dans le rapport de force que l’on incarne. La question inique de la course aux parrainages, boule puante antidémocratique laissée par le socialiste Hollande, ne fait que renforcer cette ambiance plus générale de déni de démocratie : peu importe que des candidats importants puissent ou non ses présenter sereinement devant le suffrage des électeurs, peu importe d’ailleurs que la masse électorale puisse elle aussi vraiment se déplacer, dès l’instant que le « bloc » autosuffisant de 25% fasse le travail qu’on attend de lui. Il s’agit là d’une forme renouvelée, post-moderne et en quelque sorte post-politique du suffrage censitaire qui ne dérange pas ceux qui en sont à la fois les artisans et les bénéficiaires, étant entendu qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
L’objet ici n’est pas de produire une recension détaillée non plus qu’exhaustive des deux ouvrages (complémentaires) de Jérôme Sainte-Marie et nous renvoyons pour cela le lecteur aux très nombreux articles de presse et entretiens qui y ont été consacrés et, surtout, à la lecture passionnante de ces ouvrages eux-mêmes. Notre propos consiste en revanche à montrer comment ces analyses éclairent de manière particulièrement efficace ce qui se joue dans l’élection présidentielle en cours, dans les rapports de force que cette-dernière manifeste et dissimule tout à la fois et dans l’impact et la gravité de la dynamique à l’œuvre pour l’avenir, dans l’hypothèse d’une reconduction du bloc élitaire au pouvoir.
Un bloc bourgeois inquiet pour ses pensions
Le concept de « bloc », ici emprunté à la pensée gramscienne, est une solution qui se constitue de trois composantes, produisant une dynamique spécifique dans le but de prendre le pouvoir : une forme politique, une idéologie et une sociologie. Dans le cas du bloc élitaire actuellement dominant, la forme politique est incarnée par Emmanuel Macron et son cortège En Marche ; l’idéologie portée est celle du progressisme libéral europhile. Quant à la sociologie, elle regroupe principalement les élites (peu visibles, discrètes et soutiens premiers du macronisme), la classe managériale du public comme du privé et les retraités qui voient dans cette solution une garantie fiable quant à la source de leurs pensions. Ce bloc élitaire ou bourgeois (de droite comme de gauche) a ainsi trouvé son unité, représente un quart environ du corps électoral, ce qui est suffisant pour prendre ou garder le pouvoir face à l’émiettement des autres propositions politiques.
Jérôme Sainte-Marie raisonne de manière claire selon une expertise qui est celle de son métier de sondeur et un niveau priorisé d’analyse qui est celui de la classe sociale. C’est un choix méthodologique revendiqué et qui porte ses fruits quant au paysage qu’il parvient à dresser. Ceci permet par exemple efficacement de répondre à la question que tout le monde se pose : mais qui sont ces éternels 25% de macronistes alors même qu’on en connaît si peu… ?
L’élection de 2022 devait logiquement voir surgir, après notamment l’épisode symptomal des gilets jaunes, un bloc populaire soudé. Car ce qui importe dans le rapport de force politique, c’est de conquérir l’hégémonie et de transformer cette hégémonie en fait majoritaire électoral : en l’occurrence, convaincre que les intérêts prioritaires de telle classe sociale représentent les intérêts de l’ensemble de la population. Or, le bloc populaire, constitué de travailleurs pauvres, d’ouvriers, employés, chômeurs, indépendants, n’est jusqu’à présent pas parvenu à s’imposer comme devant être majoritaire en termes de prise de pouvoir politique. Le projet de Marine Le Pen s’inscrit par exemple clairement, et depuis longtemps, dans cette logique populaire. Par comparaison, Eric Zemmour s’emploie, lui, à conserver la ligne élitaire/bourgeoise, à remettre sur le devant de la scène le clivage droite/gauche (avec le serpent de mer d’union des droites) au détriment du clivage élitaire/populaire, et l’on comprend par conséquent bien que dans cette posture, il ne s’agit jamais que de reconduire le bloc élitaire mais sous une autre forme, agrémentée cette fois-ci d’un volet régalien et national fort, certes non négligeable, et auquel on imagine pouvoir raccrocher le wagon populaire sur le seul axe identitaire/civilisationnel, le tout étant assorti d’un programme social extrêmement dur qui nie la dimension de classe sociale populaire ou qui, plus précisément, feint d’en ignorer l’existence en tant que telle ce qui revient à privilégier de facto le bloc bourgeois. Pourquoi pas ? Mais encore faut-il que cela soit clairement assumé. Surtout si l’on se présente en défenseur du peuple français.
Cette architecture des nouveaux rapports de force laisse toutefois subsister à un niveau réticulaire sous-jacent d’autres formes d’oppositions et le clivage droite/gauche que certains cherchent à réactiver ou auquel ils tentent de se raccrocher comme des moules à leur bouchot continue bel et bien d’exister et d’être opérationnel notamment au plan local, ce qui aura probablement sa traduction lors du scrutin législatif.
Pour ce qui concerne la présidentielle, on le comprend, le bloc bourgeois est en parfait ordre de bataille, que son représentant soit ou non encore officiellement déclaré, tandis que le bloc populaire, violemment impacté par l’offensive Zemmour mais aussi rongé par la subsistance des anciens clivages droite/gauche agités en petites poupées ventriloques pour faire survivre les vieux fiefs partisans, peine à s’imposer comme un fait majoritaire alors même qu’il en va de l’avenir de la souveraineté du peuple français : en tant que peuple (y compris dans l’acception sociale du terme), en tant que souverain et en tant que nation. En cas d’absence de véritable front populaire transpartisan et faisant fi des querelles d’égos, il sera bien temps de pleurnicher ensuite pendant cinq ans sur les dégâts que pourra causer tout à loisir, relégitimé, un bloc élitaire plus arrogant et destructeur que jamais. Il n’est pas certain, alors, que le pays, déjà au bord de l’implosion, s’en remette.