Explication par la paranoïa
Une explication s’est imposée dans tout l’espace européen : le président Poutine poursuit méthodiquement depuis vingt ans le projet fou de reconstituer l’URSS ou l’empire des Romanov ; fort d’un pouvoir dictatorial, confiné au Kremlin pendant la pandémie et rongé par la paranoïa, il aurait commis le pas de trop en lançant ses armées à l’attaque de l’Ukraine qu’il croyait pouvoir soumettre en quelques jours. Il n’y aurait plus qu’à espérer qu’il soit éliminé par une révolution de palais dont le Kremlin est coutumier.
Cette explication est hélas plausible et le passé a déjà montré tout ce que la folie d’un homme pouvait accomplir. Il n’est que de penser au président américain George Bush Jr. Il envahit l’Irak en 2003 sous un prétexte mensonger, au seul motif de « finir le boulot » de son père qui, en 1991, avait attaqué l'Irak mais épargné le dictateur Saddam Hussein… C’est en vain que le président Chirac, le chancelier Schröder et le président Poutine conjuguèrent leurs efforts pour l’en dissuader. Vingt ans plus tard, le Moyen-Orient et l’Afrique septentrionale paient encore au prix fort les conséquences en chaîne de sa décision.
C'est plus compliqué avec l'invasion de l'Ukraine. Au soir du 24 février 2022, tous les observateurs se sont étonnés que Vladimir Poutine ait pris un tel risque alors qu'il avait bien d'autres moyens à sa portée pour vassaliser l’Ukraine, comme d'annexer les territoires séparatistes de Louhansk et Donetsk ou de couper l'approvisionnement en gaz du pays.
Selon des politologues comme le Français Hubert Védrine ou l’Américain John Mearsheimer, Poutine a été acculé à la guerre par l'OTAN . Et c’est afin de sécuriser le Donbass et la Crimée qu’il a attaqué l’armée ukrainienne. Si cette interprétation des faits est juste, Poutine et son camp ne cèderont rien car de leur point de vue, une défaite face à l’Ukraine, surarmée par les États-Unis et leurs alliés, signerait la fin de la nation russe. Autant dire que les gouvernants européens feraient bien de réfléchir à une issue diplomatique rapide plutôt que d’escompter l'assassinat de Poutine ou une révolution en Russie…
Explication par Thucydide
Dans les dernières années, les politologues américains ont multiplié les références à la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte (431 à 404 av. J.-C.) pour tenter de comprendre qui la rivalité entre les États-Unis et la Chine, qui la rivalité entre les États-Unis et la Russie.
Selon l’historien et général Thucydide qui a lui-même participé à cette guerre et en a brossé le récit, c’est l’histoire d’une grande cité au sommet de sa puissance, Athènes, qui résiste à son déclin en resserrant son emprise sur ses alliés et son environnement proche. Mais une cité rivale, Sparte, lui fait front et fédère autour d’elle les réfractaires. Le résultat, c’est trente ans de guerres et deux adversaires l’un et l’autre détruits à jamais… Le politologue Graham Allison a ainsi mis en garde son pays, les États-Unis (alias Sparte !), contre le « piège de Thucydide » dans le conflit qui l’oppose à la Chine (Athènes !). Plus près de nous et sans doute de manière plus pertinente, Stephen Walt et son confrère John Mearsheimer voient dans la guerre d’Ukraine une manifestation de la rivalité entre Washington (Athènes) et Moscou (Sparte).
Stephen Walt évoque ce qu’il appelle un « dilemme de sécurité » : « Il était parfaitement logique que les États d'Europe de l'Est veuillent entrer dans l'OTAN (ou s'en approcher le plus possible), compte tenu de leurs préoccupations à long terme concernant la Russie. Mais il aurait dû être également facile de comprendre pourquoi les dirigeants russes - et pas seulement Poutine - considéraient cette évolution comme alarmante. Il est maintenant tragiquement clair que le pari n'a pas été payant, du moins pas en ce qui concerne l'Ukraine et probablement la Géorgie ».
John Mearsheimer suit la même analyse et met clairement en cause l’Occident dans l’enchaînement fatal qui a mené à l’impasse actuelle. Ce penseur, qui enseigne les sciences politiques à l’Université de Chicago, est très réputé outre-Atlantique, à l’égal de feu Samuel Huntington (Le Choc des civilisations). Dans la vidéo ci-dessous, il apporte un éclairage brutal sur les origines de la guerre d’Ukraine et ses probables conséquences
Mearsheimer voit dans la guerre d'Ukraine la conséquence de la décision d’inclure l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN. Les Russes, qui avaient encaissé les deux premiers élargissements de l’OTAN en Europe orientale en 1999 et 2004, prévinrent les Occidentaux que celui-ci était de trop : « Ils ont défini cette ligne rouge comme une menace existentielle pour eux » . Mais rien n’y fit. Le 10 juillet 2008, la Secrétaire d'État Condoleeza Rice se rendit à Tbilissi et pour écarter la menace d'une alliance de facto de la Géorgie avec l'OTAN, Poutine ne trouva rien de mieux que d’attaquer ce petit pays en août 2008.
En Ukraine, là-dessus, survint la révolution de Maïdan le 22 février 2014 avec l'accession au pouvoir du parti pro-occidental et antirusse. La conséquence immédiate fut « la prise de la Crimée par les Russes qui n’avaient pas l’intention de laisser Sébastopol devenir une base navale de l’OTAN », dit Mearsheimer, ainsi que le soutien apporté par Poutine à la sécession du Donbass russophone. Malheureusement, ces réactions brutales de Moscou eurent pour effet de renforcer en Ukraine les partisans de l'adhésion à l'OTAN, jusque-là minoritaires.
L’Union européenne entreprit aussitôt de développer ses liens avec l’Ukraine cependant que l’OTAN équipa son armée en matériel moderne. L'OTAN commença de former aussi les soldats ukrainiens à Yavoriv, près de la frontière polonaise. Cette immense base militaire est appelée dans la novlangue de l’alliance : « Centre international pour le maintien de la paix et de la sécurité ». Les Britanniques renforcèrent aussi la marine ukrainienne .
L'ultime crise survint au milieu de l’année 2021. L’armée ukrainienne, désireuse de reprendre par la force le Donbass, commença d'attaquer les séparatistes avec des drones (avions sans pilote) d’une redoutable efficacité et dont on peut penser qu’ils étaient pilotés depuis une base ukrainienne ou aussi bien depuis une base américaine. En novembre 2021, dans le cadre d’exercices militaires avec les Ukrainiens, une dizaine de bombardiers américains capables de transporter des armes nucléaires volèrent à une vingtaine de kilomètres de la Russie. Ces circonstances conduisirent la Russie à ce que le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a appelé le « point d’ébullition » avec les conséquences que l’on sait : le déploiement des armées russes aux frontières de l’Ukraine.
« Pour la Russie, l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine est une menace existentielle », insiste le professeur Mearsheimer mais ses compatriotes américains ne le comprennent pas ; c’est pourquoi ils préfèrent supposer que Poutine veut carrément recréer l’empire russe ou l’URSS, voire pousser jusqu’à Berlin ou Paris. « Ce narratif est inédit, dit-il. En 2014, nous n’imaginions pas les Russes agressifs et c’est pourquoi le gouvernement Obama a été surpris par les réactions de Moscou face au revirement pro-occidental de Kiev. »
Pourtant, les États-Unis eux-mêmes ont déjà été confrontés à une menace existentielle. C’était en octobre 1962, quand les Soviétiques ont installé des fusées à tête nucléaire à Cuba, à quelques encablures de Miami et des côtes américaines. Tout comme Poutine aujourd’hui, le président Kennedy a menacé les Soviétiques d’utiliser ses armes nucléaires. Le maître du Kremlin Khrouchtchev a compris le message. Il a retiré ses fusées et le monde a mieux respiré. « On avait heureusement affaire à cette époque-là à deux acteurs rationnels qui pesaient le pour et le contre », note l'historien André Kaspi. Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec Joe Biden et Vladimir Poutine.
La guerre, jusqu’où ?
Nous en arrivons à ce jour fatal du 24 février 2022 où les armées russes se sont mises en mouvement. Écartons l’hypothèse d’un accès de paranoïa ou d’un coup de poker de l’hôte du Kremlin et tenons-nous-en à la thèse de John Mearsheimer et des politologues américains dits « réalistes », celle d’une guerre devenue existentielle pour les dirigeants russes et pour une bonne partie du peuple russe lui-même.
Depuis 2014, l’armée ukrainienne a été de mieux en mieux équipée et formée par l’OTAN. Elle bénéficie qui plus est du système de communication de l'armée américaine (informations et renseignements par satellites). Pour les Russes, il ne fait plus guère de doute que « l’Ukraine est devenue un membre de l’OTAN de fait », note Mearsheimer. Elle se dispose depuis l’été 2021 à reprendre le Donbass par la force. La Crimée est aussi menacée car elle est alimentée en eau douce par un canal qui vient du Dniepr et que l’Ukraine a fermé progressivement comme l'a écrit Le Monde (note).
L’état d’esprit au Kremlin à l’automne 2021 au vu des progrès de l’armée ukrainienne n’est pas sans rappeler celui qui prévalait début 1914 à Berlin. L’état-major allemand observait avec inquiétude la modernisation rapide de l’armée russe ; encore quelques années et, alliée à l’armée française, forte de sa supériorité numérique, elle pourrait défaire l’armée allemande. De la même façon, Poutine et son état-major ont pu craindre que l'armée ukrainienne, devenue le bras armé de l'OTAN, n'en vienne à l'offensive dans le Donbass et même la Crimée. Il importait donc de la battre avant qu’il ne soit trop tard !
Ainsi a-t-il pu déclencher une guerre non pas contre les frères ukrainiens mais contre l’OTAN et, derrière le paravent de l’OTAN, contre la superpuissance américaine. Mais une guerre dont seuls les Ukrainiens (et les soldats russes) auront à souffrir dans leur chair. Car, comme le souligne le professeur Mearsheimer, le président Joe Biden, plombé par son lâchage de Kaboul, est bien décidé cette fois à « se battre jusqu’au dernier Ukrainien ».
Nous sommes au cœur du « dilemme de sécurité » selon l’expression de Stephen Walt. D’un côté l’Ukraine, si pauvre qu’elle soit, aspire à rejoindre l’Union européenne et se placer sous la protection de l’Amérique et de l’OTAN. De l’autre, la Russie s’est sortie sans drame de l’Union soviétique mais craint plus que tout de retomber dans les errances de l’ère Eltsine (1991-1999) dont l’a sortie Poutine, ou plus bas encore. Une défaite face à l’Ukraine soutenue par l’OTAN signerait la fin de la nation russe.
Les combats sur le terrain et, plus bêtement, les sanctions économiques ne feront pas reculer Poutine. Acculé, il pourrait « recourir à tous les moyens pour s’assurer la victoire en Ukraine » et même « détruire les villes ukrainiennes comme le furent Mossoul, Fallujah ou Grozny », déplore le professeur Mearsheimer, sans parler de la « menace nucléaire ».
Le plus grave est que le « dilemme de sécurité » vaut aussi pour les États-Unis. Le pays se fait tailler des croupières par la Chine dans le domaine économique. Sa démocratie est affectée par la montée des populismes et des tensions interraciales. Il ne se remettrait pas d’un nouvel échec militaire face à la Russie après ses fiascos successifs, Liban, Somalie, Afghanistan, Irak, Syrie, etc. À juste titre, plus aucun pays ne serait porté à leur faire confiance, même les pays européens.
Aussi Joe Biden, loin de calmer le jeu, « double la mise » en surarmant tant et plus les Ukrainiens avec ses affidés britanniques.
Pour plus de sûreté, le président américain sabote les velléités diplomatiques des Européens en qualifiant Poutine de « criminel de guerre ». Comment pourra-t-on négocier avec un criminel de guerre ?... C’est oublier que, depuis Andrew Jackson, on ne compte plus les présidents américains qui eussent tout autant mérité une comparution devant la Cour Internationale de Justice (génocide des Indiens, Hiroshima, napalm et destruction de digues au Vietnam, enfants irakiens voués à la famine, « dommages collatéraux » ici et là, etc.).
Tétanisés à l’idée de rompre leur allégeance à Washington, les Européens vont inévitablement payer très cher ce fiasco. Ils s’en tiennent à des incantations pieuses, à des sanctions économiques qui ne ruinent qu'eux-mêmes et ne sauveront pas une vie, et à l’accueil des réfugiés ô combien nécessaire.
Le reste du monde observe sans bouger ce conflit entre « Blancs » qui pourrait signer l'acte de décès de l'Occident.
Il y a désormais une divergence complète d’intérêts entre Européens et Américains. Les Chinois l’ont bien compris. Pas les Européens. Le 13 mars 2022, Global Times, version internationale du Quotidien du Peuple, titrait : « Les USA jettent de l'huile sur le feu en fournissant des armes à l'Ukraine cependant que la Russie, l'Ukraine et l'Europe intensifient leurs efforts diplomatiques » La Chine a pris acte du nouvel ordre mondial et compris que ni Sparte ni Athènes ne gagneront cette guerre insensée. Elle envisage de négocier désormais avec l’Arabie des contrats pétroliers libellés en yuan et non plus en dollars. Cela dit, l'heure n'est pas venue de ces considérations comptables. Occupons-nous d'abord de sauver l'Ukraine, dernier champ de bataille entre la Russie et l'OTAN.
André Larané
Publié ou mis à jour le : 2022-03-22 08:18:41