C'est une révolution qui s'annonce dans l'Église catholique. Le synode sur l'Amazonie, qui a réuni depuis trois semaines au Vatican des centaines d'évêques latino-américains et amérindiens, a proposé une mesure explosive : la permission pour un évêque d'ordonner prêtres des hommes mariés ! Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de marier des prêtres, mais d'autoriser demain des hommes mariés à le devenir, à célébrer la messe et les sacrements de l'Église. Pour le moment, c'est une disposition qui vaut pour la seule région amazonienne. Mais elle a toutes les chances de s'étendre et gagner à l'avenir d'autres pays.
L'ouverture du sacerdoce à des hommes mariés, c'est la fin de l'un des verrous les plus anciens et indestructibles de l'Église catholique. Il remonte au XIIe siècle. C'est en 1139, en effet, que le deuxième concile du Latran avait imposé l'interdiction, pour les hommes mariés, d'être ordonnés prêtres. De toutes les confessions chrétiennes, l'Église romaine était la seule à avoir maintenu à travers les siècles cette discipline absolue des prêtres célibataires.
Un tabou levé
Le tabou est aujourd'hui levé et c'est de loin la réforme la plus spectaculaire qui pourrait être menée par le pape François après cinq ans et demi de règne. Celle que les historiens retiendront parce qu'elle amorce un bouleversement de la conception des « ministères » ordonnés dans l'Église qui a toute chance d'être irréversible. La façon dont le pape jésuite est parvenu à vaincre, sur ce sujet, les méfiances et les oppositions mérite à elle seule d'être racontée. Elle est typique de sa méthode de pape « un po furbo » – un peu rusé – comme il se définissait lui-même dans son premier entretien de septembre 2013 à des revues jésuites.
Rusé le pape argentin, à n'en pas douter ! Il fait tout pour désamorcer les procès menés contre lui par ses adversaires conservateurs. Celui en particulier de vouloir sacrifier, à terme, la règle du célibat des prêtres. François ne manque jamais une occasion de défendre le « trésor du célibat sacerdotal ». Il ne cesse de répéter que le célibat est « un don pour l'Église », qu'il n'est pas « optionnel ». Mais aussi que ce n'est pas un dogme, c'est-à-dire une vérité de foi qui s'impose absolument, et donc, que la porte est ouverte à autre chose.
En Amazonie, 46 % des habitants ont abandonné l'Église catholique
Son génie est d'avoir choisi l'Amazonie comme banc d'essai. Voici l'une des régions les plus étendues au monde, 34 millions d'habitants répartis sur six pays, où les communautés de croyants sont les plus dispersées et démunies, menacées par la concurrence sauvage de groupes évangéliques prosélytes. D'après les statistiques du Vatican, la situation de l'Église en Amazonie est désastreuse : 46 % des habitants ont abandonné l'Église catholique, au cours des trois dernières décennies, pour passer à d'autres confessions. Selon le cardinal brésilien Claudio Hummes, rapporteur général de ce synode, le plus proche parmi les proches du pape François, « 70 à 80 % des communautés chrétiennes souffrent en Amazonie d'un manque d'accès aux sacrements ».
Cette pénurie de vocations sacerdotales et religieuses s'explique par l'étendue du territoire et ses difficultés d'accès, mais aussi par un obstacle d'ordre culturel : pour les populations autochtones, être homme et célibataire est inconcevable. Il n'est donc plus possible de continuer plus longtemps à repousser l'évidence. Pour répondre au manque criant de prêtres capables d'assurer la messe, la prédication, la confession et les autres sacrements, il faut ordonner des viri probati, ce jargon latin qui sert à désigner les hommes d'âge mûr, éventuellement mariés, d'expérience humaine et chrétienne reconnue.
Dès l'ouverture du synode le 6 octobre, le pape argentin avait demandé aux évêques de bannir sur cette question toute « attitude défensive ». Et il a été suivi au-delà de tout par une assemblée latino-américaine qui lui était acquise à l'avance. Malgré une communication cadenassée, on sait qu'une large majorité des responsables présents s'est prononcée en faveur d'une telle réforme. Huit groupes de travail sur douze (cinq de langue espagnole, quatre de langue portugaise, deux en italien, un franco-anglais) ont invoqué « l'urgence » et la « nécessité » d'ordonner prêtres des viri probati. Un seul, italophone, fait part de « quelques avis perplexes » et réclame une réflexion supplémentaire sur les causes du manque de prêtres. Mais il n'y a pas eu d'opposition franche. C'est une victoire sur toute la ligne pour le pape François.
Désamorcer les peurs des milieux conservateurs
Une victoire qui s'étend à la reconnaissance de « ministères » féminins spécifiques. Comme celui de la « femme diacre », ou « diaconesse », qui remonte à loin dans l'histoire de l'Église, mais que les catholiques ont supprimé pour ne pas risquer d'avoir un jour à ordonner des femmes prêtres. Ce synode sur l'Amazonie veut mettre fin aussi à cette autre anomalie. Dans la région, ce sont les femmes qui sont les vrais piliers des communautés chrétiennes. Elles assurent la liturgie, la catéchèse, le service des malades, mais elles n'ont pas le droit de célébrer la messe ni aucun autre sacrement.
Ordination d'hommes mariés, nouveaux ministères féminins : la révolution aujourd'hui amorcée à la tête de l'Église ne vaut que pour l'Amazonie. Le pape François sera libre, demain, d'accompagner le mouvement ou de clore cette voie nouvelle. Il fera connaître sa décision au printemps 2020, à travers un document officiel, appelé une « exhortation postsynodale ». Mais il marche sur des œufs. Il sait le choc que cette exception amazonienne va provoquer dans d'autres Églises qui attendent depuis longtemps les conclusions de ce synode pour passer à l'acte et ordonner prêtres des diacres permanents mariés. Ou pour ouvrir la voie au « diaconat féminin ». En Allemagne, la conférence des évêques a d'ores et déjà décidé d'ouvrir la discussion dès 2020. Là, c'est un autre proche de François qui est à la manœuvre, le cardinal Reinhard Marx, archevêque de Munich, qui était présent au synode sur l'Amazonie.
Le pape devra trouver les mots justes pour désamorcer les peurs des milieux conservateurs : le risque de créer un clergé à deux vitesses, marié et non marié, ou celui de tarir davantage l'entrée dans les séminaires réservés aux seuls jeunes hommes célibataires. Les opposants au pape restent en embuscade. L'un d'entre eux, le cardinal allemand Gerhard Müller est revenu à la charge à l'occasion de ce synode pour déplorer que la voie tracée aujourd'hui en Amazonie, demain en Allemagne n'aboutisse à « une désastreuse sécularisation supplémentaire de l'Église ». À la curie romaine, un autre cardinal, Marc Ouellet, « patron » canadien de la puissante congrégation pour les évêques, qui n'est pas un anti-François, mais a l'oreille des milieux conservateurs, a dit qu'il n'était pas opposé à l'ordination des viri probati, mais restait « sceptique ».
La France compte moins de 12 000 prêtres, contre 50 000 dans les années 1950
Cette réforme est pourtant la victoire du bon sens. Comment continuer à tolérer une situation où, dans des territoires immenses et reculés, le prêtre, souvent âgé, est obligé de parcourir des centaines de kilomètres pour pouvoir rencontrer et servir ses fidèles ? La situation du clergé est dramatique en Amazonie, mais qui dira qu'elle ne l'est pas aussi en Afrique et même dans les territoires ruraux français ? La France compte aujourd'hui moins de 12 000 prêtres, contre 50 000 dans les années 1950. Ils sont majoritairement âgés de plus de… 75 ans ! Sur les 4 000 prêtres qui sont sous cette barre des 75 ans, deux mille viennent de l'étranger, d'Afrique, de Pologne, voire d'Inde.
Le bon sens impose aussi de donner leur vraie place aux femmes dans l'Église où le pouvoir, on le sait, est encore réservé aux seuls hommes célibataires. Repliée sur sa caste cléricale, aujourd'hui en crise avec le scandale des abus sexuels, l'Église ne produit plus que des discours coupés du réel. Face à des évolutions qui, partout dans le monde, vont dans le sens d'une prise de pouvoir plus grande des femmes, face à des campagnes pour mettre hors jeu et punir le harcèlement, le machisme et le sexisme, l'argumentation catholique pour légitimer la mise à l'écart des femmes dans la célébration du culte, dans la prédication, aux postes d'enseignement les plus enviables, n'est plus tenable. Le synode sur l'Amazonie aura permis d'ouvrir les yeux et de sortir d'un système patriarcal qui n'a que trop duré.