Pierre Brochand, ambassadeur de France, ancien directeur général de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) de 2002 à 2008, intervenait il y a quelques mois lors du séminaire « Immigration et intégration » de la fondation ResPublica.
Sur l’accélération spontanée de l’immigration
Le mouvement de l’immigration par le droit, dans la mesure où il est auto-entretenu – l’effet devenant la cause qu’il renforce –, s’accélère spontanément sans crier gare, selon une loi mise en évidence par Paul Collier, éminent économiste d’Oxford. En vertu de ses recherches, 10 immigrés installés en font venir 7 autres par le jeu du droit (regroupement familial, mariages, études, naturalisations) et ces 17 en appellent 12 autres, et ainsi de suite à l’infini, comme dans une pyramide de Ponzi, dont il faut bien payer un jour la note.
Sur l’effet « goutte d’eau » de l’immigration
Les flux, même s’ils sont considérables (400 000 personnes en 2018 pour les seuls légaux et semi-légaux, mineurs non compris), ne provoquent pas de choc immédiat : pour reprendre un autre anglicisme, ils sont incrémentaux, c.-à-d. s’additionnent, au jour le jour et d’année en année, pour produire des effets de «stock» progressifs, auxquels les esprits ont le temps de s’habituer. Illusion d’optique bien naturelle, puisque les courants annuels ne représentent « que » 3 à 4 % du «stock». Ce processus de la (grosse) goutte d’eau est néanmoins néfaste en ce qu’il fournit un alibi à la passivité de la classe politique, qui (…) ne demande que ça, quoiqu’elle puisse en penser par ailleurs.
Ainsi, dès lors qu’il n’en résulte pas de catastrophe immédiate et spectaculaire, tout peut continuer comme si de rien n’était. Et même, si des événements dramatiques, liés de près ou de loin à l’immigration (émeutes de 2005, attentats de 2015), viennent occuper le devant de la scène, ils sont peu à peu normalisés et banalisés, voire oubliés, par une sorte d’effet de cliquet propre à encourager l’aveuglement volontaire.
Au sujet de l’exception de l’immigration asiatique
Pour l’immigration asiatique, sino-vietnamienne en particulier, ni le décalage culturel, ni le passé colonial (pour les Indochinois) ne semblent avoir été un obstacle sur la voie d’une intégration, sinon d’une assimilation, réussie. Il s’agit là d’une exception embarrassante à l’axiome selon lequel, sous le règne de la diversité, il n’est pas d’inégalité sans discrimination.
Les issues possibles d’une reproduction de la crise des cités en 2005
Ce n’est pas livrer un secret d’État que d’imaginer que, si une situation d’anarchie ouverte s’étendait et se prolongeait au-delà de ce que furent son extension et sa durée en 2005, il n’y aurait plus d’autres recours pour la contenir que l’appel aux forces armées, sous des formes d’ailleurs peu évidentes à définir, sauf à abandonner des pans entiers du territoire, ainsi que leurs habitants, à une résurgence de l’état de nature au sens hobbesien du terme.
La situation actuelle de la société multi-ethnique française
Après 50 ans de renoncements ou de bricolages, nous en sommes venus à vivre dans une société multiculturelle, multinationale et tacitement multi-ethnique, où, pour la première fois en mille ans d’histoire de France, le « multi » se réfère à une composante non européenne, comportant en outre une forte minorité, motivée par le primat de la religion sur tout autre considération.
Sur les renoncements du quotidien, le clientélisme des élus et l’auto-censure des médias
– Les élus locaux ne sont pas en reste, qui n’ont pas tardé à percevoir les possibilités infinies qu’ouvrait le clientélisme dans un milieu fortement communautarisé. Ils sont ainsi devenus, dans beaucoup de cas, les acteurs zélés du statu quo, voire de son aggravation, en négociant avec les imams, les notables islamistes, les « grands frères » ou parfois mêmes les caïds de la délinquance, le maintien de la paix et la livraison des votes, en échange d’avantages sonnants et trébuchants (subventions à des associations, locations de terrains pour la construction de mosquées, confusion entretenue entre le cultuel et le culturel, etc.).
– Les médias jettent de leur côté un regard pudique et/ou enjolivant sur ces situations, que l’on peut qualifier d’auto-censure, d’abord pour tenter d’occulter les faits les plus gênants, en espérant que les réseaux sociaux ne les révéleront pas (les précautions de sioux prises pour dissimuler les noms et prénoms des fauteurs de troubles seraient comiques si le sujet n’était aussi grave), mais surtout pour formater les événements ou les situations, afin que leur interprétation ne contredise pas les dogmes en vigueur. J’y reviendrai dans un instant.
– Enfin, il y a les petits soldats du quotidien – enseignants, soignants, policiers, pompiers… – plus ou moins contraints de « mettre les pouces », s’ils veulent pouvoir continuer à remplir, au moins partiellement, leurs missions, voire préserver leur intégrité physique. Ce dont on ne saurait évidemment les blâmer. Mais ils sont autant de témoins silencieux de ce Réel, qui prévaut à l’extérieur des boulevards périphériques et parfois à l’intérieur.
Extensions du traitement médiatique des tests de la drépanocytose
Le premier est relatif aux tests de la drépanocytose, pratiqués sur certains nouveau-nés à risque : maniées avec précaution (elles incluent les Antillais), ces statistiques permettaient de se faire une idée de la proportion des naissances issues de familles d’immigration extra-européenne (39 % en 2016, 75 % en Île-de-France). Il a, tout simplement, été décidé de mettre fin à ce dénombrement, en fermant les portes de l’agence qui en était chargée, pour d’obscures raisons administratives.
Un autre thermomètre qu’on a préféré casser est celui de l’Indicateur national des violences urbaines (donc centré sur les « quartiers sensibles »), qui, après en avoir dénombré 11 000 en 2005, a vu sa publication aussitôt interrompue. Comme si un chirurgien avait précipitamment recousu l’abdomen de son patient après avoir découvert ce qu’il contenait… Grâce aux compagnies d’assurance, on peut néanmoins se rabattre sur la plus innocente des « incivilités », à savoir le nombre de voitures brûlées chaque année (45 000), en grande majorité dans les mêmes « quartiers populaires ».
Sur les manipulations et la propagande autour du sujet de l’immigration
Il me semble, pourtant, que ce discours de l’évitement passe les bornes de l’indécence démocratique, lorsqu’il devient sciemment manipulation ou mensonge, à l’abri de l’interdiction des statistiques ethniques, qu’à mon sens, on peut qualifier de préférence concertée pour l’ignorance.
Manipulation, quand aucune ressource de la rhétorique n’est négligée pour minimiser ce qui pourrait dévaloriser l’immigration et exalter ce qui peut la valoriser. Dans le premier cas, fleurissent les figures de l’atténuation : euphémismes (« jeunes », « quartiers sensibles, difficiles, populaires, défavorisés »), métonymie (« camion fou »), antiphrases (« vivre ensemble »), litotes (« sans-papiers », « incivilités »), oxymores (« jihadiste strasbourgeois », « islamiste toulousain »). Dans le second cas, les figures de l’amplification prennent le relais : hyperboles laudatives (« Mamadou, héros national ») ou explicatives (exclusion, misère sociale, désespoir, ghetto, relégation, contrôle au faciès, apartheid).
Manipulation, aussi, quand nous sommes sommés d’acquérir, sinon un nouveau lexique, du moins des éléments de langage, hiérarchisant clairement mélioratifs et péjoratifs. Dans la catégorie des mots à applaudir : ouverture, partage, diversité, mixité, métissage, brassage, nomadisme, accueil, accompagnement, inclusion, régularisation, tolérance, hospitalité, générosité, solidarité, etc. Dans la catégorie des vocables à conspuer : fermeture, distance, exclusion, rejet, repli, allergie, égoïsme, entre soi, crispation, dérapage, race, intolérance, xénophobie, etc. Avec en prime, des mots, jusque-là entièrement neutres, tels que « seuil » ou « remplacement », devenus du jour au lendemain imprononçables, car «sulfureux» et « nauséabonds », lorsque utilisés dans le contexte de l’immigration.
L’immigration, seul domaine non militaire où se pratique un « secret défense » officieux
Au final, l’immigration est le seul domaine non militaire où se pratique une sorte de « secret défense » officieux, avec l’intention éminemment louable de ne pas «mettre de l’huile sur le feu», « attiser la braise » ou « faire le jeu de l’extrême droite ». Observons, néanmoins, que cette triple mise en garde reconnaît implicitement la gravité du problème, puisque, dans un cas, on admet qu’il y a le « feu » ou, à tout le moins de la « braise », et, dans l’autre, on ne fait que choisir entre deux maux, ceux résultant d’une éventuelle montée de l’extrême-droite étant jugés pires que ceux provoqués par la poursuite d’une immigration incontrôlée. En somme, le langage que nous tiendraient des autruches si elles avaient la possibilité de parler.