« Mai 68 » débute à la Sorbonne
Le 3 mai 1968, à Paris, la police évacue 500 étudiants qui occupaient la vénérable faculté de la Sorbonne. Le commissaire procède à des contrôles d'identité et embarque plusieurs étudiants au poste. Aussitôt éclatent des échauffourées, sur le boul'Mich voisin (le boulevard Saint-Michel) et dans tout le Quartier Latin, au cri de « Libérez nos camarades ! » Des barricades font leur apparition.
C'est le début des « Événements de Mai 68 », qui figurent aujourd'hui parmi les mythes révolutionnaires français aux côtés de la Commune de Paris (1871) et du Front populaire (1936).
Ils combinent l'agitation étudiante, un mouvement social de très grande ampleur et l'opposition politique au régime gaulliste qui célèbre le 13 mai son dixième anniversaire. Ils n'ont pu toutefois survenir que dans un contexte de grande agitation planétaire, en lien avec la guerre du Viêt-nam. En France même, rien ne les laissait prévoir comme en témoigne l'article contre-prédictif de Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde du 15 mars 1968 : Quand la France s'ennuie...
Les prémices
L'agitation a débuté dans la toute nouvelle faculté de Nanterre, une ville de la banlieue ouest de Paris surtout connue pour son bidonville peuplé de travailleurs maghrébins. Le 21 mars 1967, un groupe d'étudiants de la cité universitaire a réclamé le droit d'accès aux dortoirs des filles en invoquant les mânes de Wilhelm Reich (1897-1957), un psychanalyste autrichien promoteur de la libération sexuelle ! L'affaire génère un climat de méfiance entre les étudiants et l'administration universitaire.
Une première grève classique de l'UNEF (Union nationale des étudiants de France) en novembre 1967 étant restée sans effet, différents groupuscules d'extrême-gauche entreprennent de harceler les professeurs et le doyen de la faculté de Nanterre. Un certain Daniel Cohn-Bendit (22 ans), fils de juifs allemands, se fait connaître le 8 janvier 1968 en interpellant le ministre de la Jeunesse et des Sports François Missoffe, venu inaugurer la nouvelle piscine : « Monsieur le ministre, j’ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse. En 300 pages, il n’y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes ».
- Avec la tête que vous avez, vous connaissez sûrement des problèmes de cet ordre. Je ne saurais trop vous conseiller de plonger dans la piscine ! »
Les choses auraient pu en rester là si un nouveau facteur n'était intervenu au début de l'année 1968 : la dénonciation sur les campus européens et surtout américains de l'engagement américain au Viêt-nam...
Le 22 mars 1968, suite à l'arrestation à Paris de six étudiants du Comité Viêt-nam qui militaient contre la guerre, 142 étudiants constituent un mouvement de soutien connu sous le nom de Mouvement du 22 mars. Les militants occupent en soirée la salle du Conseil au sommet de la tour qui domine le campus. Ils commencent à parler politique et appellent à une journée de débats le 29 mars.
Pour éviter des désordres, le doyen Pierre Grappin ferme la faculté une première fois du 29 mars au 2 avril. Cela n'empêche pas l'organisation de plusieurs journées de débats politiques parmi les étudiants. Plusieurs étudiants, parmi lesquels Daniel Cohn-Bendit, sont traduits pour agitation devant le Conseil de l'Université de Paris, dont la commission d'instruction doit siéger le 6 mai.
Le 2 mai 1968, des étudiants ayant réquisitionné a salle où le professeur René Rémond devait faire son cours, le doyen décide, avec l'accord du ministre de l'Éducation nationale Alain Peyrefitte de fermer une nouvelle fois la faculté. Qu'à cela ne tienne, les étudiants du Mouvement décident de se rendre au Quartier Latin, au coeur de Paris !
Une manifestation de soutien est programmée le vendredi 3 mai dans la cour de la Sorbonne. Sur la base d'une rumeur qui fait état d'un risque de provocation d'un groupe d'extrême-droite, Occident, le recteur de l'Université Jean Roche demande à la police d'évacuer la faculté où déjà ont commencé à se rassembler les manifestants. C'est une première en sept cents ans d'existence de la Sorbonne, celle-ci n'ayant jamais été fermée sauf en 1940, à l'arrivée de la Wehrmacht.
L'excès de zèle d'un commissaire de police fait le reste... « Malgré les promesses faites aux étudiants de les laisser sortir librement, beaucoup sont brutalement arrêtés et emmenés. La riposte est spontanée, immédiate et acharnée... » raconte l'historien Nicolas Daum .
Jacques Sauvageot (25 ans), vice-président de L'UNEF (Union nationale des étudiants de France), et le professeur Alain Geismar (28 ans), secrétaire général du SNESup (Syndicat national de l'enseignement supérieur), se solidarisent de Daniel Cohn-Bendit et du Mouvement du 22 mars. Ils appellent leurs adhérents à la grève.
Rebelotte le lundi 6 mai quand se présentent les « huit de Nanterre » devant la commission disciplinaire de l'Université. La police charge à nouveau la foule venue les escorter. On voit apparaître dans le Quartier Latin, entre le boulevard Saint-Germain et la place Denfert-Rochereau, les premières barricades, avec pavés contre grenades lacrymogènes.
C'est ainsi que le conflit entre les étudiants et les autorités se déplace de la lointaine banlieue au coeur de la capitale. Pendant ce temps, le pays baigne dans le calme le plus complet. Le 2 mai, le Premier ministre Georges Pompidou est parti pour un voyage officiel de dix jours en Iran et en Afghanistan. Le préfet de Paris Maurice Grimaud survole la capitale en hélicoptère pour en apprécier l'urbanisme...
Il faut dire que la grande masse des Français était encore en 1968 imperméable aux revendications estudiantines. La massification des études supérieures en était à ses débuts et il n'y avait pas lieu de se préoccuper de la condition matérielle des étudiants (bourses, logement), encore moins de leur avenir professionnel...
En 1967, sur environ 800 000 jeunes, 150 000 ont obtenu le baccalauréat (640 000 en 2017). Les étudiants étaient en tout et pour tout cette année-là un demi-million sur 50 millions d'habitants (au lieu de 2,5 millions sur 66 millions d'habitants cinquante ans plus tard). À l'exception d'une minorité d'élèves méritants, ils sont essentiellement issus de la bourgeoisie et écoutent davantage Juliette Gréco que Johnny Hallyday, indestructible représentant des « années jeunes » (1944-1964).
Une semaine plus tard, le vendredi 10 mai, les étudiants manifestent à nouveau en masse pour exiger l'« évacuation » de la Sorbonne, toujours encerclée par la police en armes, et la « libération » de quatre de leurs camarades emprisonnés. Ils obtiennent le soutien des lycéens du pays, réunis en AG (assemblées générales) et constitués en Comités d'action lycéens (CAL).
La manifestation parisienne débouche sur la première intervention massive des CRS - Compagnies Républicaines de Sécurité -. Ce corps de police avait été créé après la guerre pour maintenir l'ordre intérieur et s'était illustré dans la répression des grèves de mineurs du Nord. Face aux étudiants qui ont le même âge qu'eux mais cachent mal leur mépris de classe, ces fils de paysans et d'ouvriers vont témoigner dans l'ensemble d'une grande maîtrise de soi.
À la différence de son prédécesseur Maurice Papon, de sinistre mémoire, le préfet de police Maurice Grimaud a veillé à éviter les dérapages mortels et donné des consignes de modération à ses hommes, comme de ne frapper en aucun cas les manifestants à la tête, une consigne pas toujours respectée.
En soirée ont lieu des heurts violents entre la police et les manifestants. Dans tout le Quartier Latin, les étudiants élèvent spontanément des barricades en dépavant les rues, renversant les voitures ou même abattant des arbres. Au milieu de la nuit, les policiers donnent l'assaut à coup de gaz lacrymogènes, de grenades incendiaires et de matraques. Ils ne ménagent pas leurs coups et pénètrent même dans les immeubles et les appartements avoisinants pour attraper les manifestants. Les assaillants sont parfois accueillis aux cris de « CRS, SS ! » (d'un goût douteux). On compte plusieurs centaines de blessés dans les deux camps mais, fort heureusement, aucun décès.
Le pays tout entier est bouleversé par les images de désolation qui apparaissent sur les écrans de télévision. L'opinion bascule en faveur des étudiants. Le Premier ministre lui-même rentre d'urgence d'un voyage officiel en Afghanistan et, pour tenter d'endiguer le mouvement, annonce à la télévision la réouverture de la Sorbonne sans plus de garanties de la part des mouvements estudiantins. Il promet aussi, pour la forme, un référendum vite enterré.
Constatant le désarroi et la faiblesse du gouvernement, les syndicats saisissent au bond l'opportunité de grapiller des gains pour les salariés. Ils appellent à une journée de grève générale pour le lundi suivant, le 13 mai, jour anniversaire du retour au pouvoir du général de Gaulle, dix ans plus tôt.
Le 13 mai, donc, se déroule une manifestation pacifique, la plus importante qu'ait connue la France depuis la Libération avec plusieurs centaines de milliers de participants. Partie du Paris populaire, place de la République, elle atteint le Paris bourgeois et le Champ-de-Mars. En tête se tiennent au coude à coude les leaders étudiants et syndicalistes, Daniel Cohn-Bendit et Georges Séguy, secrétaire général de la puissante CGT (Confédération générale du Travail), d'obédience communiste. On entend les cris de « Dix ans, ça suffit ! ». La Ve République, issue du vrai-faux coup d'État d'Alger, vacille sur ses bases.
Le lendemain débraient spontanément les ouvriers de Sud-Aviation, près de Nantes. Leur exemple fait tâche d'huile. Commence alors la plus grande grève jamais vue en France (8 millions de grévistes). L'essence vient très vite à manquer. Pendant ce temps, le 14 mai, comme si de rien n'était, le président de la République Charles de Gaulle part en voyage officiel en Roumanie. Mais c'est pour rentrer un jour plus tôt que prévu, le samedi 19 mai, car entretemps la paralysie a gagné tout le pays... y compris Cannes, où le Festival du cinéma a été interrompu à l'instigation de François Truffaut !
À peine sorti de l'aéroport, le président de la République rejoint son gouvernement et laisse tomber une formule qui fera date : « La réforme, oui ! la chienlit, non ! ». Pour preuve de sa détermination, il profite le 22 mai d'un déplacement de Cohn-Bendit en Allemagne pour lui interdire de revenir en France comme il en a le droit du fait que le jeune homme a la nationalité allemande. Daniel Cohn-Bendit se présente à la frontière et tourne les autorités en dérision...
Le 24 mai, de Gaulle apparaît quelque peu désemparé sur le petit écran (la télévision compte alors deux chaînes, dont l'une en noir et blanc ; elle est pilotée par un établissement public inféodé au gouvernement, l'ORTF, Office de radiodiffusion-télévision française). Le président annonce un projet fumeux de référendum sur la participation...
L'intervention télévisée n'a d'autre effet que de susciter de nouvelles manifestations étudiantes. À Paris, le Palais Brongniart, siège de la Bourse, est occupé et en partie incendié. À Lyon, une manifestation se solde par la mort d'un commissaire, fauché par un camion lancé contre la police. On craint une véritable guerre civile. L'opinion publique bascule à nouveau, cette fois contre les étudiants.
La gauche parlementaire croit le moment venu pour abattre le régime. Rien moins que cela. Mais elle se méprend dans son analyse des rapports de force.
La collusion étudiants-ouvriers n'est en effet que de façade. Quand les premiers tentent d'aller rencontrer les seconds dans les usines, on leur ferme les grilles au nez. Au grand dam des étudiants, les syndicats de salariés vont négocier pour leur compte la sortie de crise sans se soucier de rejoindre dans son combat une jeunesse pour l'essentiel issue des classes privilégiées.
Désireux de jouer la modération, Georges Pompidou ouvre avec les syndicats les négociations de Grenelle, ainsi dénommées d'après la rue de Grenelle, qui abrite l'hôtel Matignon, résidence du Premier ministre.
Ces négociations ont été soigneusement préparées par son conseiller social Édouard Balladur et son secrétaire d'État à l'Emploi Jacques Chirac, qui tirent parti de la situation de crise pour obliger le patronat à des concessions importantes.
Leurs principaux interlocuteurs sont Georges Séguy (CGT), Eugène Descamps (CFDT) et André Bergeron (Force Ouvrière).
À l'aube du 27 mai, pressés d'en finir au terme de 25 heures de discussions, les négociateurs s'accordent sur une augmentation générale de 10% des salaires. Le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti, remplacé plus tard par le SMIC, salaire minimum interprofessionnel de croissance) est, lui, augmenté de 35%, ce qui le porte à... 500 francs par mois (environ 75 euros).
C'est la négociation sociale la plus importante depuis les accords de Matignon de 1936, sous le Front Populaire. Benoît Frachon (1893-1975) aura d'ailleurs eu le privilège de participer aux deux pourparlers en tant que membre de la CGT !... Georges Séguy va aussitôt présenter les résultats aux salariés en grève de Renault, à Boulogne-Billancourt. Ils désapprouvent les accords mais peu lui chaut.
Désemparée face aux manoeuvres des communistes et de la CGT, la gauche parlementaire ne sait trop sur quel pied danser...
Le soir du même jour, bravant l'hostilité de la CGT, les meneurs étudiants, la CFDT, syndicat proche des socialistes, et le petit PSU (Parti Socialiste Unifié) de Michel Rocard tentent un coup d'éclat au stade Charléty, au sud de la capitale. Ils invitent Pierre Mendès France, homme d'État respecté, à prendre le pouvoir mais il décline l'offre. C'est un fiasco.
Le lendemain, c'est au tour de François Mitterrand, secrétaire général de la FGDS (Fédération de la Gauche démocrate et socialiste) de s'avancer. Lors d'une conférence de presse à l'hôtel Continental, il propose très imprudemment la constitution d'un gouvernement provisoire populaire !
Le 29 mai, enfin, le Parti communiste de Georges Marchais et la CGT déploient leur force. 300 000 militants manifestent à Paris sous leurs bannières. L'inquiétude envahit les cercles du pouvoir. D'aucuns craignent un coup de force communiste !
Moins confiant que son Premier ministre, de Gaulle lui-même paraît indécis et chancelant. En désespoir de cause, il envisage le recours à l'armée et disparaît pendant plusieurs heures après le conseil des ministres. On apprendra plus tard qu'il a eu une entrevue avec le général Massu à son quartier général de Baden-Baden et s'est interrogé sur son éventuel retrait de la vie politique. Rassuré sur le soutien des chefs militaires, il reprend confiance en lui et rentre à Paris.
À son retour, le 30 mai, de Gaulle annonce à la radio la dissolution de l'Assemblée nationale. Le jour même, un demi-million de personnes remontent les Champs-Élysées en signe de soutien enthousiaste au régime gaulliste.
Fin juin, le frisson rétrospectif amène à l'Assemblée nationale une écrasante majorité de droite (358 sièges sur 485). Les événements de Mai 68 sont terminés. Quelque peu jaloux du succès de son Premier ministre, le président de Gaulle lui demande sa démission le 10 juillet 1968. Un an plus tard, lui-même tire sa révérence. Il démissionne à la suite du rejet par les Français d'un référendum sur la régionalisation et s'éteindra un an plus tard, le 9 novembre 1970, dans sa demeure de Colombey-les-deux-Églises. Georges Pompidou sera élu sans trop de mal à sa succession le 15 juin 1969.
Les événements de 68 ont débuté sous le signe de la liberté sexuelle, quelques semaines après la légalisation de la pilule, et laissé le souvenir de joyeuses bacchanales. Ils ne sauraient pour autant se confondre avec l'émancipation des femmes. En France comme dans le reste du monde, celles-ci ont été confinées par les organisations étudiantes dans des fonctions subalternes. « Quand, en juin 1968, la BBC convoqua les leaders étudiants internationaux dans ses studios de Wood Lane, il n'y avait pas une seule femme parmi eux », note l'historien David Caute (1968 dans le monde, 1988, Robert Laffont).
Les femmes ont toutefois mis à profit l'ébranlement de l'ordre social pour faire avancer leurs revendications dans la décennie suivante, avec la fondation en 1970 du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) et des réformes décisives sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing (légalisation de l'avortement, divorce par consentement mutuel etc.)... Mais il leur a fallu attendre cinquante ans pour mettre des limites au « jouir sans entraves », de l'apologie de la pédophilie par Gabriel Matzneff (1974) à l'affaire Harvey Weinstein (2018).
Épilogue
Les événements de Mai 68 ont eu beaucoup de retentissement au-delà des frontières, compte tenu du prestige de la France gaullienne, même si leur violence n'a heureusement rien eu de comparable avec les révolutions antérieures.
Cumulant 57 heures d'affrontements selon l'historien Jean-François Sirinelli, ils se seront soldés par la mort d'un policier à Lyon (la mort par noyade d'un lycéen à Flins le 10 juin et de deux ouvriers à Sochaux, lors d'affrontements violents avec la police, les 10 et 11 juin 1968, ne sont pas directement liées à ces événements).
Révolution sans résultat tangible immédiat, Mai 68 marquera pourtant profondément les années 70 avec son idéologie contestataire, tiers-mondiste, anti-capitaliste, anti-américaine et anti-productiviste et par-dessus tout individualiste. Point commun avec les autres mouvements européens, Mai 68 marque en effet le triomphe de l'individu-roi soucieux de ses droits. C'est avec l'élection à la présidence de la République de Valéry Giscard d'Estaing (48 ans) que la société française va en tirer les enseignements. Le nouveau président, qui a mieux compris que ses prédécesseurs la portée sociétale du mouvement, traduira immédiatement celle-ci dans ses réformes.
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