Molière (1622 - 1673)
Quatorze ans de comédies pour accéder à l'immortalité
Molière ! Parmi tous les auteurs qui ont illustré la langue française, de Rabelais et Montaigne à Hugo et Proust, il est le seul à faire consensus.
Familier de Louis XIV, il a mis en scène dans ses comédies toutes les classes sociales, tous les caractères et toutes les
formes de langage, du plus précieux au plus populaire.
C'est au point que ses personnages servent encore à désigner tous les caractères de l'humanité : Harpagon (l'avarice), Agnès (l'ingénue), Don Juan (le libertin), Trissotin et Diafoirus (faux savants et mauvais médecins), Tartuffe (faux dévot et hypocrite) etc.
C'est au point aussi que le français est usuellement désigné comme « la langue de Molière » et jamais autrement, même si l'on ne parle plus vraiment de la même façon qu'à la cour de Louis XIV !
Cette apothéose sans égale a été acquise dans un délai très bref. À 37 ans, quand il a connu son premier succès auprès du roi, Molière était connu comme un excellent comédien, sans plus. Au prix d'un travail acharné qui allait lui valoir une mort prématurée, il allait enchaîner tous les chefs d'oeuvre en quatorze années seulement...
Une vie tendue vouée à la comédie
Né le 15 janvier 1622 à Paris dans le ménage du tapissier ordinaire du roi Louis XIII, le futur comédien fait d'excellentes études dans le très réputé collège jésuite de Clermont (aujourd'hui lycée Louis-le-Grand) et s'oriente vers le droit, mais sans guère l'envie d'y donner suite, au grand désespoir de son père.
Avocat à 18 ans, il se lie avec des comédiens et en particulier Tiberio Fiorelli, dit Scaramouche, vedette de la comédie italienne. Il rencontre aussi Madeleine Béjart (24 ans), directrice d'une troupe déjà connue, ainsi que ses frères Joseph et Louis. Fort de ces nouvelles amitiés, il rompt avec son père et renonce à la charge de tapissier du roi au profit de son frère pour suivre sa vocation de comédien. Madeleine, devenue sa maîtresse, contribue à sa formation théâtrale et va mettre à jour son génie.
C'est ainsi que naît l'Illustre-Théâtre le 30 juin 1643. La même année meurt le roi Louis XIII et monte sur le trône son fils et successeur Louis XIV (5 ans)... L'ascension de Molière sera concomitante avec celle du futur Roi-Soleil.
Jean-Baptiste Poquelin, Madeleine et sept autres comédiens établissent leur petite troupe dans une salle du jeu de paume dite des Métayers puis dans celle de la Croix-Noire. Mais le succès se fait attendre et la faillite survient deux ans plus tard, en mai 1645. C'en est déjà fini de l'Illustre-Théâtre et la troupe se disperse.
Quant à Molière, il connaît la prison pour dettes pendant quelques semaines, avant que son père n'obtienne sa libération. Libéré, il entame avec Madeleine Béjart des tournées à travers la France dans la troupe du duc d'Épernon, sous la direction de Charles Dufresne. Ils jouent dans diverses villes du Haut-Languedoc, notamment à Pézenas, Carcassonne, Narbonne, Albi... grâce à la bienveillance du lieutenant-général de la province.
À Lyon, en 1655, Molière, qui se rêvait en tragédien, crée enfin sa première comédie, L'Étourdi. Elle est suivie l'année suivante à Béziers du Dépit amoureux.
Triomphe, amitiés et jalousies
En 1658, Molière et sa troupe se rendent à Rouen, pour se rapprocher de Paris et Versailles. Ils y sont accueillis par le « grand Corneille », de quinze ans son aîné, et son frère Thomas ).
À cette occasion, Thomas et Pierre Corneille se livrent à une joute poétique en hommage à la belle Marie-Thérèse de Gorla, dite Marquise du Parc, l'une des actrices de la troupe. Il en résulte les Stances à Marquise, mises en musique beaucoup plus tard... par Georges Brassens !
De retour à Paris, à l'âge avancé de 36 ans, Molière n'a encore rien écrit de notable mais il bénéficie d'une excellente réputation de comédien et surtout de la protection de Philippe d'Orléans, dit « Monsieur », frère unique du roi. Pour lui, Molière crée la troupe de Monsieur et il entre en concurrence avec les deux troupes illustres de la scène parisienne, les Comédiens italiens et la troupe de l'Hôtel de Bourgogne.
Philippe d'Orléans obtient que sa troupe joue au Louvre, devant son frère, le jeune roi Louis XIV, alors âgé de 20 ans. C'est ainsi que le 24 octobre 1658, non sans trac, Molière interprète Nicomède devant le Roi-Soleil et sa cour. Mais la tragédie du vénérable Corneille ne déride pas le roi. Le comédien enchaîne alors dans la foulée avec une farce de sa composition, Le Docteur amoureux, qui va le faire rire aux éclats !
Sa carrière est enfin lancée ! Il triomphe à Paris le 18 novembre 1659 avec Les Précieuses ridicules et va dès lors donner dans les quatorze années qu'il lui reste à vivre la totalité de ses chefs-d'oeuvre.
Ayant hérité de son père, en 1660, la charge de tapissier ordinaire du roi, Molière peut dès lors approcher celui-ci sans trop de difficultés. Il assume une fonction équivalente à celle de bouffon du roi, avec le droit de tout dire et de tout jouer. Des contemporains admiratifs en viennent à le considérer comme un « demi-dieu ». La protection du roi lui permet de faire face aux cabales, jalousies et médisances. Elle lui vaut aussi des revenus très élevés, qu'il dépense aussitôt que gagnés.
Le comédien joue avec sa troupe à Vaux-le-Vicomte, pour le surintendant des Finances Nicolas Fouquet. Ce richissime mécène lui commande une pièce pour une grande fête dans son château de Vaux-le-Vicomte, le 17 août 1661, à laquelle sont invités le roi et la cour.
Écrite en deux semaines, cette pièce de 800 vers est une première ébauche des comédies-ballets de Molière. Elle amorce sa collaboration avec le compositeur Lully (on écrit aussi Lulli). La représentation est précédée d'un prologue dans lequel apparaît Madeleine Béjart, en naïade très dévêtue qui, malgré ses 43 printemps, plonge dans l'extase tous les messieurs de la cour.
Intitulée de façon quelque peu prémonitoire Les Fâcheux, la pièce ne va pas porter chance au surintendant. Celui-ci sera arrêté par les mousquetaires du roi le 5 septembre suivant ! Qu'à cela ne tienne, Molière va désormais jouer avec sa troupe à Versailles, devant le jeune Louis XIV. Il va aussi partager jusqu'à sa mort le théâtre du Palais-Royal avec la troupe italienne de Scaramouche, sa troupe jouant seulement les jours extraordinaires, c'est-à-dire mardi, vendredi et dimanche.
À cette suractivité, Molière ajoute une grave crise sentimentale. Pour des raisons obscures, soit le souci de protéger les revenus du ménage, soit tout simplement le « démon de midi », il rompt sa relation amoureuse avec Madeleine Béjart et, le 20 février 1662, épouse Armande, la fille de sa maîtresse, de 20 ans sa cadette, et que des ennemis malveillants soupçonnent d'être sa propre fille. Pour elle, il va écrire ses plus beaux rôles féminins. Ses tourments de mari jaloux vont aussi lui inspirer ses pièces les plus cruelles comme Le Misanthrope.
Le 26 décembre 1662, au théâtre du Palais-Royal, il fait sensation avec L'École des Femmes. C'est une dénonciation audacieuse et violente de l'asservissement des femmes et du mariage de convention. C'est aussi une satire des vieux barbons qui s'achètent les faveurs d'un tendron et il l'a écrite en référence à sa propre situation.
Lui-même, sans craindre de se désigner à la satire, joue dans cette pièce le rôle vedette, celui d'Arnolphe, le vieux prétendant de l'ingénue Agnès. Il a d'abord pensé à confié ce rôle à son épouse mais celle-ci n'ayant pas encore une expérience suffisante de la comédie, c'est Marquise, dite « Mademoiselle du Parc », qui va interpréter le rôle.
Ce succès exacerbe les jalousies et les calomnies. Le roi y met un terme en acceptant d'être le parrain de Louis, le premier enfant d'Armande et de Molière, en février 1664. Le couple aura trois autres enfants mais seule une fille leur survivra ; elle mourra sans descendance en 1725.
Par-delà ses sous-entendus grivois, L'École des femmes, créée au théâtre du Palais-Royal le 5 décembre 1662, est un plaidoyer féministe plus que jamais d'actualité. Qu'on en juge :
Le mariage, Agnès, n'est pas un badinage.
À d'austères devoirs le rang de femme engage :
Et vous n'y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n'est là que pour la dépendance.
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu'on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité :
L'une est moitié suprême, et l'autre subalterne :
L'une en tout est soumise à l'autre qui gouverne.
Et ce que le soldat dans son devoir instruit
Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
À son supérieur le moindre petit frère,
N'approche point encor de la docilité,
Et de l'obéissance, et de l'humilité,
Et du profond respect, où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur, et son maître.
Lorsqu'il jette sur elle un regard sérieux,
Son devoir aussitôt est de baisser les yeux ;
Et de n'oser jamais le regarder en face
Que quand d'un doux regard il lui veut faire grâce,
C'est ce qu'entendent mal les femmes d'aujourd'hui :
Mais ne vous gâtez pas sur l'exemple d'autrui.
La cabale des dévots
En 1664, Molière et Lully s'associent pour composer la première comédie-ballet authentique, Le Mariage forcé, qui mêle étroitement l'intrigue théâtrale, la danse et la musique. En sept ans de collaboration, avant que la brouille et la mort ne les séparent, « les deux Baptistes » (ils portent le même prénom) en créeront au total onze, la plus célèbre étant Le Bourgeois gentilhomme.
Deux ans après la cabale des pudibonds contre L'École des Femmes, le jeune roi lui-même souffle à Molière l'idée d'une pièce sur les faux dévots. Mais le comédien doit faire face à une cabale des dévots autour de la reine mère, Anne d'Autriche, dès la première représentation de Tartuffe, sévère critique de l'hypocrisie religieuse, le 12 mai 1664, dans le parc de Versailles, lors des fêtes des « Plaisirs de l'Île enchantée ».
Anne d'Autriche ayant fait interrompre cette première représentation, c'est seulement le 29 novembre suivant, chez Henriette d'Angleterre, belle-soeur du roi, que le comédien peut donner l'intégralité de sa pièce. Louis XIV lui en sait gré et, en juin 1667, offre à Molière une très généreuse pension de 6000 livres. Sa troupe devient « La troupe du Roi, au Palais-Royal ».
Le clan des dévots ne renonce pas pour autant et, le 11 août 1667, l'archevêque de Paris Hardouin de Péréfixe promet l'excommunication à quiconque jouera Tartuffe ou simplement verra la pièce. C'est seulement dix-huit mois plus tard que le roi autorise à nouveau la pièce. Molière lui ajoute deux actes supplémentaires et elle fait un triomphe le 5 février 1669.
Sont apparus entre temps d'autres chefs-d'oeuvre : Dom Juan ou Le Festin de pierre, une pièce en prose qui est une réponse à la cabale de Tartuffe et inspirera plus tard Mozart (1665), le Misanthrope ou l'Atrabilaire amoureux (1666), l'Avare (1668)...
En cette année 1668, Louis XIV se sépare de l'aimante Louise de La Vallière et installe la marquise de Montespan dans le rôle de favorite. Mais son mari prend mal la chose et pour l'apaiser, le jeune roi fait appel à Molière qui monte la pièce Amphytrion. Il y est question de Jupiter qui séduit la belle Alcmène en prenant les traits de son mari Amphytrion, lequel s'entend dire :
Un partage avec Jupiter,
N'a rien du tout, qui déshonore
Et sans doute, il ne peut être que glorieux,
De se voir le rival du souverain des Dieux.
Beaucoup de ces chefs-d'oeuvre expriment, derrière le rire, une dénonciation des rigidités bourgeoises du Grand Siècle et une approche quelque peu libertine de la vie, même si le dramaturge prend soin de se démarquer des libertins athées des salons parisiens. Plus que tout, ils témoignent de la vitalité de la langue française, laquelle continue encore aujourd'hui d'être qualifiée « langue de Molière ».
Le ciel s'obscurcit
En 1667, la troupe, installée au Palais-Royal, se voit trahie par le jeune Jean Racine, nouveau tragédien à la mode, qui lui enlève sa pièce Alexandre le Grand et la confie à la troupe rivale de l'hôtel de Bourgogne. Du coup, le grand (et vieux) Corneille quitte l'hôtel de Bourgogne et se rapproche du comédien bien que celui-ci l'eut moqué dans une comédie antérieure, L'impromptu de Versailles. Le tragédien pousse l'amitié jusqu'à versifier l'une de ses pièces, Psyché, à sa demande (d'aucuns verront beaucoup plus tard en Corneille l'auteur véritable des chefs-d'oeuvre de Molière !).
Le 24 mai 1671, Molière crée Les fourberies de Scapin au théâtre du Palais-Royal, dans l'esprit de la commedia dell'arte. De cette pièce aujourd'hui célèbre, nous avons hérité l'expression : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »...
En dépit de sa verve comique et de son statut de vedette, l'auteur est décrit par ses proches comme un homme réservé et grave au-dessus duquel s'accumulent les nuages : il voit mourir Madeleine Béjart le 17 février 1772 ainsi que l'un de ses fils.
Faut-il voir dans ces peines de coeur l'ironie quelque peu misogyne qui se dégage de sa comédie suivante, Les Femmes savantes, créée le 11 mars 1672 au Palais-Royal par la troupe du Roy ? De ce chef-d'oeuvre, nous conservons quoi qu'il en soit quelques belles formules : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage » (Martine), « Ah ! Permettez de grâce / Que, pour l’amour du grec, Monsieur, on vous embrasse » (Philaminte) sans compter cette flèche dont on peut douter qu'elle reflète le point de vue de l'auteur : « Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes / Qu’une femme étudie et sache tant de choses… » (Chrysale).
Le 17 février 1673, un an très exactement après la disparition de sa maîtresse, Molière manifeste de violentes douleurs à la poitrine. Il insiste auprès d'Armande pour jouer malgré tout dans l'après-midi la quatrième représentation du Malade Imaginaire au théâtre du Palais-Royal : « Comment voulez-vous que je fasse ? Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre. Que feront-ils si l'on ne joue pas ? Je me reprocherais d'avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. »
Il s'écroule pendant la représentation. Prestement transporté à son domicile, 40 rue de Richelieu, il meurt quelques heures après, sans que le curé de la paroisse ait voulu lui apporter les derniers sacrements. Il a seulement 51 ans mais est usé par le travail et pas moins de 2500 représentations en moins de quinze ans, par les soucis d'argent, par les tourments affectifs et les infidélités d'Armande et sans doute aussi par la tuberculose.
Tandis que l'Église, rancunière, veut livrer sa dépouille à la fosse commune, selon le sort habituel des comédiens, le roi demande qu'il soit inhumé en terre chrétienne, dans le cimetière des non-baptisés. L'archevêque de Paris y consent à condition qu'il n'y ait « aucune pompe ». Et c'est en catimini, pendant la nuit, qu'il y est conduit. Ses amis La Fontaine, Boileau, Claude Chapelle et Pierre Mignard tiennent les cordons du cercueil.
Sa veuve Armande, dite « Mademoiselle Molière », va s'ériger en gardienne de sa mémoire avant de se remarier avec un comédien en 1677. Elle contribuera à la fusion des deux dernières troupes parisiennes, la troupe de Molière, ou troupe de l'hôtel Guénégaud, et la troupe de l'hôtel de Bourgogne. L'ordonnance royale du 21 octobre 1680 les réunira sous le nom de Comédie-Française et celle-ci se fera un devoir d'entretenir jusqu'à nos jours le répertoire classique et notamment les oeuvres de Molière.
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