Le 22 septembre 1985, Christo emballe le Pont-Neuf
Le projet du Pont-Neuf, long de 140 m et large de 20,5 mètres, remonte au milieu des années 70. Il a nécessité 40 000 m2 de toile -qui change d'aspect selon le niveau du soleil dans le ciel- 12 tonnes de câbles d'acier, l'intervention de 300 professionnels spécialisés dirigés par 12 ingénieurs. L'œuvre est présentée aux regards des spectateurs quatorze jours. L'artiste veut offrir un regard neuf sur le plus ancien pont de Paris.
C'est un franc succès pour Christo. Touristes et Parisiens sont conquis.
Article paru dans Le Figaro du 20 septembre 1985.
Un projet bien ficelé
Le seul qui reste de bronze et qui ne s'emballera pas pour le projet de Christo: le cheval d'Henri IV, trop bien soudé à son socle. L'artiste américain a réussi le double exploit d'empaqueter le Pont-Neuf et de mettre d'accord le ministre de la Culture, Jack Lang et le maire de Paris, Jacques Chirac. Rien ne résiste à l'emballeur public numéro un! Bref, une unanimité spectaculaire qui vaut le spectacle!
Une multitude de barges chargées des quarante mille mètres carrés de toile réalisée en polyamide ignifugé, ont jeté l'ancre aux pieds des arches du plus vieux pont de Paris. Une nuée d'hommes-grenouilles barbotent dans la Seine, en compagnie des rares poissons du fleuve. On arrime les toiles sous l'eau, on les hisse, on les tend aux guides de Chamonix qui posent les cordages, font des nœuds, assurent en rappel la jonction des œillets. Pendant ce temps, les Charpentiers de Paris, véritables maitres d'œuvre de ce projet, surveillent, lancent des ordres, se penchent sur leurs plans, vont, viennent au milieu des badauds et des clochards dessoûlés par l'événement. Tout se passe bien, le temps comme les voitures qui ralentissent un peu, tandis que les bateaux-mouches ronronnent encore plus doucement. Quant aux amoureux, ils planteront dans le jardin de leurs souvenirs le Pont-Neuf emballé. Ça ne sera pas banal de se rappeler plus tard l'événement, quand les années seront fixées à l'heure de la routine.
Pour un événement, cela en est un! Les journalistes du monde entier sont au rendez-vous et mitraient les mouvements de la gigantesque toile qui avale progressivement le pont. Entouré de son état-major formé de sa femme Jeanne-Claude, qui est à la fois son complice, son ministre des Finances, son agent de relations publiques, de ses ingénieurs qui ne le quittent pas d'un pouce, notamment, Ted Dougherty, avec lequel il a exécuté déjà trois grandes opérations, d'un expert en météo, et de Philippe Palu de la Barrière, un mathématicien de pointe, Christo savoure sa victoire. Pour ce Bulgare d'origine, l'époque est loin où il barrait à Paris la rue Visconti, en 1962, en assemblant sans la moindre autorisation deux cent quarante barils de pétrole. Démontée au bout de vingt-quatre heures, l'œuvre faisait allusion à la construction du mur de Berlin.
« Cela ne coûtera pas un sou aux contribuables français. Tous les frais sont à ma charge. J'ai refusé tout mécénat, toute aide officielle. C'est un principe. »
Christo.
Mais c'était de la pacotille! Pour cet homme âgé de cinquante ans, qui est l'un des papes de l'art contemporain, plus reconnu aux États-Unis qu'en Europe, il fallait frapper un grand coup. Il avait d'abord choisi le pont Alexandre III.
«Mais c'est un monument ordinaire... il n'a qu'une seule arche, il est loin du centre de Paris, loin de Notre-Dame. Très vite, le Pont-Neuf s'est imposé à moi, nous confie Christo. C'est le pont de Paris le plus ancien, il date d'Henri IV. Sa forme est idéale, et surtout, il est intimement lié à l'histoire de l'art. N'oublions pas qu'il a inspiré Callot, Marquet et beaucoup d'autres peintres. Alors, j'ai voulu le transformer, faire d'un objet architectural, d'un objet d'inspiration pour les artistes, un objet d'art tout court. Qu'il devienne pour la première fois une sculpture, mais éphémère comme mon rêve, puisqu'on ne le verra empaqueté qu'une dizaine de jours et qu'il retrouvera définitivement son ancien aspect.»
Question fielleuse: cela demande beaucoup d'argent. Qui finance l'opération? «Cela ne coûtera pas un sou aux contribuables français. Tous les frais sont à ma charge. J'ai refusé tout mécénat, toute aide officielle. C'est un principe. Le coût de la construction et des frais préparatoires me sont déjà revenus à onze millions. Le total de l'empaquetage du Pont-Neuf me reviendra à dix-neuf millions de francs.»
Une montagne administrative à surmonter
Une autre question brûle les lèvres: comment Christo a-t-il pu réunir une telle somme d'argent? Ce rêveur a les pieds sur terre. Dès 1976, il a exécuté des centaines de dessins de son projet que sa femme vendait au fur et à mesure à des collectionneurs américains, japonais, australiens… Mais c'était tout de même insuffisant. Alors, sa femme a constitué une société pour fortifier «l'opération Pont-Neuf». Et puis, et puis ... les semaines, les mois, les années passant, les prix des nouveaux dessins ont fait depuis des bonds spectaculaires.
Donc, côté finance tout va pour le mieux. Une autre difficulté était d'obtenir les autorisations tous azimuts pour l'emballage du pont. Il a fallu d'abord convaincre le maire de Paris. Madame Pompidou, qui a toujours été une collectionneuse des œuvres de Christo, s'est entremise activement. Les choses sont allées doucement et manquèrent d'échouer, mais en 1984 Jacques Chirac donna son accord définitif.
Christo n'était pourtant pas au bout de ses démarches, il restait à obtenir le feu vert du ministère de l'Urbanisme, du Logement et des Transports, du ministère de la Culture (responsable des monuments historiques), du port autonome de Paris (responsable de la circulation fluviale), de la préfecture de police (responsable de la circulation automobile)... La montagne administrative semblait insurmontable. Alors Claude Mollard intervint auprès de Jack Lang qui donna également son accord. Le reste des autorisations allaient s'obtenir les unes après les autres.
Nous étions au mois d'août 1985! Confiant dans son étoile, Christo avait sagement commencé à faire tisser sa toile. Fabriquée en Allemagne, elle a été cousue par une quinzaine de personnes dans une usine d'Armentières. Là, on a fabriqué les patrons pour chaque arche du pont, pour chaque pilier, selon un plan très précis. Une autre entreprise française, les Corderies Clément, fournissaient les onze kilomètres de cordes qui fixent la toile couleur des pierres de Paris. Les hommes-grenouilles, les alpinistes étaient rassemblés en attendant le jour «J». Et, lorsque les autorisations finales sont arrivées, cette armée rassemblée par les Charpentiers de Paris, était prête à rentrer en action. Toute cette organisation stupéfiante est à elle seule un fantastique exploit.
De 1976 à 1985 mille personnes avaient travaillé au projet! Aujourd'hui, et pendant quatorze jours, les péniches, les voitures les passants et les milliers de touristes vont pouvoir circuler comme d'habitude sous et sur le Pont-Neuf. Christo est peut-être un artiste mégalomane, mais c'est aussi un organisateur et un homme fort courtois puisqu'il affirme: «C'est mon projet le plus urbain!»
Par Jean-Marie Tasset
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