Le 25 octobre, un ancien secrétaire général du gouvernorat de la Cité du Vatican et nonce apostolique à Washington, le cardinal Carlo Maria Viganò, a écrit à Donald Trump pour l’avertir de l’existence d’un complot mondial : la « Grande Réinitialisation », ou « Great Reset » en anglais, viserait l’asservissement de la plupart des habitants de la terre à une élite incarnant les forces du Mal. La présentation de cette lettre constitue la dernière séquence du film documentaire, Hold-up : retour sur un chaos qui, sous prétexte d’aborder les défaillances dans la gestion de la crise pandémique, livre le récit d’une conspiration sinistre. La lettre de Son Éminence, aujourd’hui âgé de 79 ans et visiblement obsédé par l’imminence d’une apocalypse biblique, est affichée à l’écran tandis que, sur un fond sonore dramatique, des extraits sont lus par une voix off soulignant la fiabilité du jugement cardinalesque et suggérant qu’il est urgent de faire quelque chose, sans préciser quoi. C’est ainsi que le film exploite des critiques sans doute légitimes de nos institutions gouvernementales et scientifiques pour étayer la thèse selon laquelle le confinement et le Covid lui-même font partie d’un grand projet du Forum économique mondial pour exterminer une partie de la population de la terre, jugée inutile, et réduire le reste en esclavage. Cette théorie circulait déjà depuis un certain temps sur les réseaux sociaux où elle avait tendance à fusionner avec la thèse du célèbre QAnon, selon laquelle Donald Trump mènerait une guerre clandestine contre un réseau global de pédophiles sataniques. C’est d’ailleurs le 30 octobre, quand le « Q » qui serait à l’origine de cette théorie a relayé la lettre du cardinal à ses propres disciples, que la Toile s’est enflammée, faisant de Son Éminence le saint patron des internautes paranoïaques. Nous pouvons rendre grâce à Hold-up pour une chose : cette rencontre entre scepticisme légitime et délire conspirationniste constitue désormais un cas d’école en trois leçons.
Le succès – véritable succès de scandale – du film, sorti le 11 novembre, a été impressionnant. En à peine quelques heures, Hold-up cumulait un nombre record de vues sur les plates-formes de streaming, affichant une exposition potentielle de plus de 8 millions de personnes. L’engouement pour ce type de récit, qui fait contrepoids au discours officiel, est tout à fait typique de cette démocratisation de la parole sur internet, qui permet au quidam de s’ériger en expert et de répandre ses propres opinions au nez et à la barbe des médias conventionnels, des spécialistes scientifiques et des représentants de l’État.
Le complotisme est une forme exacerbée de ces fake news dont la circulation inquiète depuis au moins cinq ans. De manière prévisible, des équipes de « Fact Checkers » se sont ruées sur Hold-up pour colmater les brèches dans l’objectivité de l’infosphère, celle de Libération épinglant les « dix contre-vérités » du film. Et tant mieux. Mais protéger l’intégrité de la « vérité » à notre époque est hasardeux. Dans une fine analyse, Stéphane Fouks souligne les risques, en temps de pandémie, d’une communication archaïque, « verticale, martiale et viriliste », qui essaie de dompter le chaos en surjouant l’autoritarisme étatique. Aujourd’hui, mater l’anarchie informationnelle, c’est alimenter l’esprit de révolte.
Difficile désormais de visionner Hold-up qui a été retiré des plates-formes de streaming comme Vimeo ou des sites d’hébergement de vidéos tels que YouTube. Les dénonciations du faux documentaire qui ont fleuri de toutes parts ont conduit à sa suppression. Les dirigeants des médias sociaux ont de nouveau assumé leur rôle de tribunal moral de grande instance. Pourtant, répondre au complotisme par la censure promet à ce dernier de beaux jours. Car une des caractéristiques de la mentalité conspirationniste est une forme de raisonnement circulaire où l’absence de preuves constitue une preuve et le bannissement d’une idée absurde démontre sa crédibilité. Pour les complotistes, le monde est divisé entre les « éveillés », ceux qui ont tout compris, et les autres, les naïfs, les victimes prédestinées. Dans le jargon actuel, ceux qui refusent de croire sont des « sheeple », un mélange de « gens » (people) et « moutons » (sheep). Paradoxalement, les éveillés sont eux aussi des victimes, car l’élite derrière le complot tente justement de les faire taire. Supprimer leurs idées n’est donc qu’une preuve supplémentaire de la réalité du complot. À l’heure où l’on souligne l’importance de la liberté d’expression pour la démocratie, il faut rappeler que cette liberté permet non seulement aux bonnes idées de convaincre, mais aussi aux mauvaises de se couvrir de ridicule.
Le complotisme représente un point d’intersection entre la psychologie et la politique. Si nous l’associons à la paranoïa, c’est que celle-ci correspond à une insuffisance dans notre capacité à interpréter le monde. Le cerveau humain déteste l’ambiguïté. Il préfère des certitudes, même simplistes, même sinistres(. Le complotiste peut accepter la coexistence de plusieurs conspirations contradictoires. Hold-up nous apprend que la pandémie est une illusion, créée pour nous priver de nos libertés, et en même temps une véritable arme biologique inventée pour nous tuer. La simplicité des explications prime sur leur cohérence. Le complotisme fait rage quand la complexité du monde devient inquiétante, quand il y a en quelque sorte une panne générale de sens. Le sociologue Christian Morel parle de situations où les décisions absurdes prolifèrent à cause d’une « perte de sens ». Incapables de formuler des objectifs clairs et convaincants, les hommes se réfugient dans l’action pour l’action ; ils font « de la technique » et non « de la politique ». Cette aporie semble bien caractériser au moins une partie du comportement de nos gouvernements occidentaux. L’État fera reculer l’absurdité simpliste du complotisme non en censurant celui-ci, mais en démontrant par sa propre action que personne n’en a vraiment besoin.
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