Vous ne verrez plus ce titre. À l’imitation des éditeurs anglo-saxons les éditeurs français vont changer le titre et le contenu des Dix petits nègres, le roman le plus célèbre d'Agatha Christie. Les héritiers de la romancière leur en font obligation, le mot nègre étant à leurs yeux jugé offensant pour le milliard de personnes à peau sombre !
Craignons d'y voir un signe parmi d'autres du recul de la liberté de création et d'expression dans nos sociétés occidentales...
Devrons-nous désormais traquer toutes les occurrences du mot nègre (note) dans la littérature et les arts de notre pays ? Les gâteaux « têtes de nègre » ont déjà fait les frais de la censure il y a quelques années mais nous ne les regrettons pas tant cette appellation était ridicule et ne rimait à rien. Même chose pour le « nègre » littéraire cher à Alexandre Dumas, remplacé par le « prête-plume » autrement plus signifiant.
Nous regrettons par contre le célèbre Portrait d’une négresse de Marie-Guillemine Benoist.
Peint en 1800, en pleine guerre contre les esclaves de Saint-Domingue, il a perdu sa force révolutionnaire et son empathie en devenant le très banal Portrait d’une femme noire.
Et pour tout avouer, nous regrettons même l'enseigne de la chocolaterie Au nègre joyeux, à Paris, si pleine de joie partagée.
Après Agatha Christie, faudra-t-il aussi dénaturer le fameux passage de Montesquieu sur l'esclavage des nègres ? Faudra-t-il rayer de l'espace public l'Art nègre cher à Picasso comme on a débaptisé la Revue nègre qui fit la joie des surréalistes ? Et que ferons-nous de la négritude mise en avant par Aimé Césaire ? Et du roman à succès de Dany Laferrière : Comment faire l'amour avec un Nègre sans se fatiguer ? (1985).
Si ces images et ces appellations nous dérangent, interrogeons-nous sur les ressorts intérieurs qui nous empêchent de les regarder au premier degré, dans leur belle humanité.
Menaces sur la culture
Ce ne sont pas les mots qui sont condamnables mais l'usage qu'on en fait et l'intention qui le guide.
Si le mot nigger est ressenti comme une insulte aux États-Unis, c’est que le pays a beaucoup à se reprocher en matière de relations interraciales. N’a-t-il pas institutionnalisé pour la première fois la notion de couleur en restreignant en 1790 la citoyenneté aux « hommes blancs libres » ? La même année, la France accordait la citoyenneté sans barguigner à tous les « libres de couleur » de ses colonies, y compris à Saint-Louis du Sénégal. Et tandis que le Ku-Klux-Klan et les « lois Jim Crow » imposaient leur marque outre-Atlantique au début du XXe siècle, la République française faisait bon accueil à ses citoyens de toutes couleurs et de toutes origines, y compris à l'époque coloniale !
Gardons-nous donc de suivre l'extrême-gauche américaine dans sa folie. Les États-Unis du XXIe siècle ne sont plus un modèle de civilisation et leur racisme bien réel n'a rien à voir avec l'ouverture bon enfant dont témoigne encore la société française dans sa généralité. On pourrait en dire autant de leur conception des rapports entre hommes et femmes, à l'opposé des coutumes françaises héritées du Moyen Âge, ce qui rend inepte la prétention de vouloir aussi changer l'écriture sous prétexte de donner plus de place au féminin.
Dans la folie venue d’outre-Atlantique, il y a l’idée qu’un auteur ne peut parler que de ce qu’il « connaît » : un adulte ne peut se mettre dans la peau d’un enfant, un blanc dans celle d’un noir, un hétérosexuel dans celle d’un homosexuel. Que penser de Shakespeare qui avait choisi un Maure comme héros ou de Racine qui a eu l’audace de faire parler Phèdre comme s’il pouvait connaître les déchirements d’une mère ? C’est nier l’essence même de la littérature et de l’art par laquelle des auteurs et des artistes peuvent montrer ce qui est invisible aux autres. Victor Hugo n’a jamais connu la misère mais personne n’a mieux que lui personnifié les Misérables ! Picasso n’a jamais eu à subir un bombardement mais a su en peindre toute l’horreur à Guernica… Que resterait-il de notre culture, de nos valeurs et de notre humanité si nous devions nous interdire de penser et parler librement, de laisser courir notre inspiration et notre regard, nous auto-censurer enfin pour ne pas risquer de déplaire à tel ou tel esprit borné ?
Nous sommes pris de vertige devant l'abîme dans lequel prétendent nous entraîner quelques cercles universitaires et virtuels, dans le monde anglo-saxon et maintenant en France. Nous voilà sur le point de sauter à pieds joints dans le cauchemar évoqué par Tocqueville (De la démocratie en Amérique), Ray Bradbury (Fahrenheit 451) et George Orwell (1984), celui d'une société totalitaire qui prétendrait contrôler le langage et auprès de laquelle l'URSS de Staline ferait figure d'aimable pouponnière.
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