Pétra entre mythe et réalité
Pascale Linant de Bellefonds
(extrait de « La Jordanie biblique en 20 sites », hors-série du Monde de la Bible, août 2012)
Après des siècles d’oubli, le jeune homme est le premier Européen à découvrir le spectacle grandiose de la Khazneh, ce monument qui deviendra bientôt l’emblème de Pétra, l’antique capitale des Nabatéens.
Comment celle-ci a-t-elle pu sortir des mémoires occidentales ? Le premier facteur est géographique : la cité est nichée dans une région semi-désertique, à l’écart des grandes voies de communication, au cœur d’un massif gréseux très difficile d’accès. Depuis des siècles, elle est redevenue un lieu de pâturage et d’habitat saisonnier pour les populations nomades de la région.
L’autre facteur, c’est la relative discrétion des sources antiques sur Pétra, dont aucune ne permet de situer exactement la cité. Les textes grecs les plus développés sont ceux de Diodore de Sicile et de Strabon. Si l’un et l’autre désignent Pétra comme la capitale des Nabatéens, un peuple arabe caravanier qui s’est enrichi par le commerce des épices et de l’encens, ils en donnent deux images assez contradictoires.
Diodore rapporte le témoignage oculaire de l’historien Hiéronyme de Cardia, contemporain d’Alexandre le Grand : « Les Nabatéens vivent en plein air [...], ils ont pour coutume de ne pas semer de grains, de ne pas planter d’arbres fruitiers, de ne pas boire de vin et de ne pas construire de maisons. » Bref, ce sont des nomades. Diodore relate aussi deux expéditions ordonnées contre eux par le roi Antigone le Borgne, successeur d’Alexandre : la « Roche » qu’attaque l’armée hellénistique et qui est vraisemblablement Pétra n’apparaît pas comme une ville mais plutôt comme un refuge, protégé par la nature et permettant aux tribus nomades de mettre à l’abri leurs richesses.
Strabon au contraire, s’appuyant sur le témoignage du philosophe Athénodore qui a visité Pétra au tournant de l’ère chrétienne, décrit la capitale des Nabatéens comme une véritable ville, avec de l’eau en abondance, des jardins et de coûteuses maisons en pierre : en trois siècles, les nomades se sont sédentarisés et sont devenus des citadins installés dans une ville luxueuse. Voilà ce que les érudits occidentaux savent de Pétra lorsque Burckhardt vient la tirer de l’oubli en août 1812.
Un explorateur avisé
Issu d’une grande famille bâloise, Johann Ludwig Burckhardt est né à Lausanne en 1784. Après de solides études dans les universités de Leipzig et de Göttingen, il se destinait à une carrière diplomatique mais des difficultés familiales – son père était résolument antinapoléonien – l’ont contraint à s’exiler à Londres en 1806.
Deux ans plus tard, ayant perdu tout espoir de décrocher un poste, il offre ses services à l’Association for Promoting the Discovery of the Interior Parts of Africa ou African Association. On l’envoie à Cambridge apprendre l’arabe. Puis, en 1809, il s’embarque pour Malte et, de là, pour la Syrie où il s’installe à Alep. Désormais, il a adopté le costume local, s’est laissé pousser la barbe et se fait appeler Sheikh Ibrahim : son objectif est de s’accoutumer à l’accent et aux coutumes du pays pour se faire ensuite passer pour un commerçant syrien et voyager incognito.
En juin 1812, s’estimant suffisamment préparé, il se met en route pour Le Caire, avec pour destination finale le Fezzan. En chemin, probablement non loin de la forteresse croisée de Shawbak, il entend parler de ruines fabuleuses qui se situeraient dans un lieu appelé Wadi Mousa, « la vallée de Moïse » ; d’après une tradition islamique, il s’agit d’une des douze sources que Moïse aurait fait jaillir au cours de l’Exode en frappant la roche de son bâton.
Burckhardt n’ignore pas qu’en se détournant de la route directe pour aller voir ces fameuses ruines il prend un risque : tout intérêt trop marqué pour des antiquités peut paraître suspect aux yeux des Arabes et dévoiler sa véritable identité. Il prétend alors avoir fait vœu de sacrifier une chèvre au prophète Aaron. Il sait en effet que son tombeau, lieu de pèlerinage célèbre, est situé au sommet d’une montagne, au sud-ouest du wadi Mousa, et qu’en s’y rendant il a une chance de traverser les ruines.
Le stratagème fonctionne : arrivé à el-Dji, principal village du wadi Mousa, Burckhardt loue les services d’un guide et s’engage à sa suite dans le Sîq ; l’un porte la chèvre, l’autre la provision d’eau. Ils passent bientôt sous l’arche maçonnée qui marque l’entrée du défilé et qui, pour le guide, ne peut être que « l’œuvre du Djan, le Mauvais Génie » : cette construction, qui s’est effondrée en 1895 et dont ne subsiste aujourd’hui que les piliers rupestres, enjambait le défilé à une hauteur vertigineuse comme en rendent bien compte les dessins des premiers voyageurs. Au passage, Burckhardt remarque les niches latérales creusées dans le rocher et pense qu’elles devaient abriter des statues – hypothèse judicieuse eu égard au caractère sacré des lieux de passage dans l’Antiquité.
Et puis, soudain, il est devant la Khazneh et c’est l’éblouissement : « Sa situation et sa beauté, écrira-t-il, ont été calculées pour produire une extraordinaire impression sur le voyageur, qui aura emprunté pendant près d’une demi-heure le passage si sombre, et presque souterrain, que j’ai décrit. C’est l’un des plus élégants vestiges de l’Antiquité existant en Syrie. Son état de préservation ressemble à celui d’un édifice que l’on viendrait d’achever, et en l’examinant de plus près, j’ai constaté que sa construction a dû exiger un labeur considérable. » Ce jugement positif à l’égard d’une architecture que d’autres voyageurs qualifieront de « décadente » vaut la peine d’être souligné.
Plus surprenant : alors que certains savants interpréteront le monument comme un sanctuaire dédié à la déesse Isis, à cause de la statue qui en orne la façade, Burckhardt comprend immédiatement qu’il s’agit d’un monument funéraire, probablement princier, et il ajoute : « grande doit avoir été l’opulence d’une ville qui pouvait dédier de tels monuments à la mémoire de ses gouvernants ». Son intuition s’est révélée exacte…
Burckhardt découvre au passage bien d’autres tombes creusées dans le rocher, et note à juste titre qu’il n’y en a pas deux qui soient identiques. Puis il passe devant le théâtre et parvient enfin à l’endroit où les parois rocheuses s’écartent pour laisser place à un vaste cirque dominé de tous côtés par des hauteurs escarpées. « Là, écrira-t-il, le sol est couvert d’amas de pierres taillées, de fondations d’édifices, de fragments de colonnes et de vestiges de rues pavées – tout cela indiquant clairement qu’une grande cité existait jadis à cet endroit.» Propos d’autant plus remarquables que d’autres visiteurs n’y verront que des tombeaux, certains affirmant même, jusqu’à une date récente, que Pétra n’était qu’une simple nécropole.
Arrivé devant le temple du Qasr al-Bint, le seul monument alors visible qui fût construit et non pas sculpté dans le rocher, Burckhardt ne peut résister à la tentation de l’examiner de plus près. Cette fois c’en est trop pour le guide : « Maintenant je vois clairement que tu es un infidèle, qui a une raison bien particulière de venir fouiller les ruines de la cité de ses ancêtres. Mais tiens-le toi pour dit : nous ne tolérerons pas que tu emportes un seul para de tous les trésors qui sont cachés ici, car ils sont sur notre territoire, et nous appartiennent ». Burckhardt n’insiste pas, d’autant que le soleil décline déjà : une fois parvenu en vue du tombeau d’Aaron, sur une terrasse où des amas de pierres témoignent des précédents sacrifices, il immole sa chèvre pendant que le guide prononce les paroles rituelles. Tous deux en partagent le meilleur morceau pour le dîner et s’en retournent comme ils étaient venus.
Quelques jours plus tard, Burckhardt se joint à une caravane en partance pour Le Caire. Il n’atteindra jamais le Fezzan, mais, moins d’un an après être entré dans Pétra, il sera le premier Européen à redécouvrir les temples d’Abou Simbel en Haute-Égypte, le premier aussi à accomplir le pèlerinage à La Mecque. Ses aventures s’achèvent au Caire, où il meurt de dysenterie le 15 octobre 1817 et où il est enterré au cimetière de Bab en-Nasr.
Son récit ne sera publié à Londres qu’en 1822, par les soins de l’African Association. Sans doute, comme il le déplorait lui-même, la description qu’il y donne des ruines de Pétra est-elle trop succincte. Mais elle fourmille d’intuitions qui se révèleront pour la plupart exactes. Surtout, il fait cette remarque décisive : « En comparant les témoignages des divers auteurs, il semble très probable que les ruines de Wadi Mousa sont celles de l'ancienne Pétra ». Et d’ajouter avec une grande modestie : «Que j’aie découvert ou non les vestiges de la capitale de l’Arabie Pétrée, je le laisse à l’appréciation des hellénistes. »
Avant même sa publication, la nouvelle s’est répandue dans la petite communauté des voyageurs européens en Orient et a suscité d’autres tentatives. Dès 1818, un aristocrate anglais féru d’archéologie, William John Bankes, accompagné de deux capitaines de la Royal Navy, Charles Irby et James Mangles, parvient à rester deux jours sur le site et à y faire de nombreux dessins, restés inédits pour la plupart. Dix ans plus tard, en 1828, deux voyageurs français, Léon de Laborde et Louis M. Linant de Bellefonds, passeront presque une semaine à Pétra en dépit de l’hostilité des tribus bédouines. C’est à eux, par la publication d’un ouvrage luxueusement illustré, qu’il reviendra de révéler la splendeur de la cité rose.
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