Nucléaire : La nuit tombe sur Fessenheim
François de Labarre
C’est fait : on a fermé le dernier réacteur de la plus vieille centrale nucléaire de France. Tout un symbole.
Le soir où tout s’est arrêté, ils étaient une vingtaine, rassemblés dans la salle d’exploitation. Les « rondiers » étaient revenus du « terrain », où leur métier consiste à écouter le ronronnement pour traquer les anomalies. Dans la salle, les opérateurs se préparaient à désactiver le cœur vibrant du réacteur. L’équipe de service, ce soir-là, avait déjà enchaîné plusieurs nuits difficiles.
Quatre jours plus tôt, un orage avait endommagé une ligne de haute tension, provoquant l’arrêt automatique de la centrale. Un militant antinucléaire avait interprété cette « panne » comme un signe : il était urgent de fermer la « centrale grabataire ». Mais ce n’était pas une panne. « C’est comme quand la foudre tombe sur votre maison, explique Rudy Lee, un jeune ingénieur. Ça fait sauter les plombs, ce qui signifie que le disjoncteur fonctionne. Pas que la maison est bonne à jeter ! » A côté de lui, Anne Laszlo, la déléguée syndicale CFE Energies, opine du chef. Pour se faire comprendre, il faut souvent utiliser des métaphores. La foudre, ça parle. Surtout en ce moment, quand les gens de « Fes » sentent que le ciel leur tombe sur la tête. Lorsque les moteurs se sont arrêtés, le vendredi 26 juin, à quatre jours de la fin, certains ont été tentés de tout laisser en l’état. « Le processus de décision a été tellement long que cela a miné les gens », explique Marc Simon-Jean, le directeur du site. Mais il a suivi la procédure et relancé le dernier réacteur. Il n’a pas eu tort. Puis un « message S » est arrivé, envoyé par le Réseau de transport d’électricité (RTE). Un problème à la centrale de Cattenom, près de Thionville, fragilisait le réseau. A quelques heures de sa mise à mort, Fessenheim était appelée à la rescousse.
Dans la salle, tout le monde s’active et personne ne parle. Le week-end télé des Alsaciens est en péril. Heureusement, le dimanche 28 juin, les électeurs de gauche et de droite, et même les écolos, peuvent se connecter à Internet pour suivre les résultats. A 20 heures, le courant passe, les bons mots aussi. La performance « historique » des Verts est saluée sur les plateaux télé. Julien Bayou s’en réjouit. Le secrétaire national EELV croit voir un lien entre le succès aux municipales et la victoire sur Fessenheim : le lendemain du scrutin, lundi 29 juin, la première centrale nucléaire française, en parfait état de marche, est débranchée du réseau électrique. Il est 22 h 30 et, dans la salle des commandes, le regard des opérateurs est rivé sur le pupitre : un plateau truffé de boutons, face à un mur parsemé de capteurs et d’écrans. Le style un tantinet vintage rappelle que la structure a été bâtie dans les années 1970, ce qui ne l’empêche pas d’être régulièrement classée par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) parmi les trois centrales les plus performantes de France.
Ça fait mal au cœur d’entendre que c’est la doyenne des centrales, parce que c’est une des plus sûres et des plus rentables
L’activité ralentit à 50, 40, 30, etc. Il faut la stabiliser à 10 %, afin de garder assez de jus pour les étapes à venir. Il va falloir décharger le combustible puis refroidir la piscine, ce qui prendra trois ans. Après quoi, des études seront lancées pour permettre, in fine, le démantèlement.
Il est 23 heures quand un opérateur dont personne ne prononcera le nom – « c’est l’équipe », dira le directeur – soulève un petit capot pour presser le TPL (le « tourner pousser » lumineux). Une lumière jaunâtre clignote. D’un coup de poignet, le technicien confirme la commande et engloutit la « machine » dans un silence de mort. Etrange.
« Nous avons tous conscience que cette machine était loin d’être à bout », regrette Laurent Raynaud, un chargé de consignation, vingt-quatre ans de maison, qui a vécu « la concrétisation d’une absurdité ». « Ça fait mal au cœur d’entendre que c’est la doyenne des centrales, parce que c’est une des plus sûres et des plus rentables », confie Marc Simon-Jean. La preuve : construit au même moment et sur le même modèle, le réacteur de Beaver Valley, aux Etats-Unis, pourrait rester opérationnel pendant encore quarante ans. Pourquoi euthanasier un bien-portant ? A « Fes », la question est sur toutes les lèvres.
La décision remonte à novembre 2011. Martine Aubry et Cécile Duflot négocient l’alliance entre les socialistes et les Verts. L’accord rédigé par Manuel Flam stipule que le vainqueur de 2012 s’engagera à « fermer 24 réacteurs d’ici à 2025 ». Pourquoi 24 ? La question est alors posée par un cadre du PS. « Parce qu’il y en a 58 », répond Flam. « Et alors, pourquoi 24 ? Parce qu’on a dit : 50 % des réacteurs, donc 24, c’est la moitié de 58 ! » Une erreur de calcul dont l’ancien cadre du PS rigole encore. Elle illustre un certain amateurisme. La preuve que personne au PS ne prenait au sérieux ces promesses que François Hollande s’est bien gardé de tenir. Son successeur Emmanuel Macron s’en chargera.
Ancien patron de Rhône-Poulenc et d’Elf-Aquitaine, Loïk Le Floch-Prigent explique son incompréhension : « On va se priver de 6 à 7 térawatts par heure, soit 2 % de la consommation française. Ça va provoquer une augmentation de l’émission de CO2 de l’ordre de plusieurs millions de tonnes par an. On va perdre 2 000 emplois directs. Plus largement, entre l’énergie [nucléaire] qu’on ne vendra plus et celle [charbon] qu’on devra acheter ailleurs, l’addition se chiffre en milliards d’euros. »
Absurdité technocratique, la ville, qui va perdre ses emplois, devra continuer de s’acquitter du fonds de garantie individuelle des ressources des collectivités
Le maire de Fessenheim est bien de cet avis. Lorsqu’il nous accueille en bras de chemise, samedi après-midi, Claude Brender sort, au hasard, un courrier. Celui-ci est envoyé par un ingénieur centralien de Rueil-Malmaison qui se dit « choqué » par cette « absurdité ». « Il y a des décisions que je n’approuve pas mais que je comprends, nous dit le maire. Celle-ci est incompréhensible. » Et de rappeler que c’est une décision tout aussi écolo – l’augmentation de la taxe sur les carburants – qui, en novembre 2018, a déclenché le mouvement des gilets jaunes. « Quand François Hollande a annoncé que la centrale était vieille parce qu’elle avait 30 ans, je me suis dit qu’il parlait de sa voiture ! » ironise-t-il, avant de nous lancer le défi de trouver, parmi ses 2 400 administrés, une seule personne pour saluer ce « geste absurde ». « Car il n’y a jamais eu d’accident. Tout est mesuré 24 heures sur 24. Les sites Seveso le sont beaucoup moins. Tout est transparent, et le moindre incident est rendu public », précise-t-il.
Absurdité technocratique, la ville, qui va perdre ses emplois, devra continuer de s’acquitter du fonds de garantie individuelle des ressources des collectivités, une facture de 2,9 millions d’euros qu’elle n’aura bientôt plus les moyens d’honorer. « Sébastien Lecornu est venu en 2017, poursuit Brender. Il m’a dit : “J’ai été maire, j’en fais mon affaire dans la prochaine loi de finances !” Et trois semaines plus tard, il s’est fait rembarrer à Paris. » Les ayatollahs de Bercy ont encore frappé. Le maire s’en désole et les employés de la centrale ont interdit l’entrée du site à la presse et à toute la classe politique. Ni les cinq députés de la mission parlementaire conduite le 22 juin par le député Raphaël Schellenberger (LR) ni le patron d’EDF, Jean-Bernard Lévy, qui, le 18 juin, a rencontré des cadres et des représentants du personnel, n’ont pu y accéder. Samedi soir, il était encore fermé alors qu’un clip d’animation était projeté sur le mastodonte de béton. Point de festivités programmées pour cause du Covid.
"Si Lubrizol avait appliqué 10 % des normes que nous nous imposons, alors rien ne serait arrivé", souffle un ingénieur en sûreté radioprotection
« Ce film est un hommage à ceux qui ont travaillé quarante-trois ans durant, puis à ceux qui restent », explique Anne Laszlo sur le parking qui nous sert de lieu de rendez-vous. Le soir, une vingtaine de personnes s’y retrouvent pour assister de loin à cet adieu très discret. Une jeune fille est venue avec ses copines : « Personne n’était au courant, on l’a vu dans le journal ce matin », nous dit-elle tandis qu’un laser diffuse la figure géométrique d’une bétonneuse puis l’inscription « 1977 : le premier mégawatt ». Suit un message de remerciement aux employés et aux prestataires. Une voix rauque se met à résonner sous un arbre. « Je me suis décarcassé pendant trente ans pour que ça fonctionne. Si Lubrizol avait appliqué 10 % des normes que nous nous imposons, alors rien ne serait arrivé », souffle un gaillard qui fut ingénieur en sûreté radioprotection. Derrière les lunettes carrées, le regard est translucide. « Hier, il a fallu importer 4 000 mégawatts d’Allemagne, ajoute-t-il. Ça fait du CO2 en plus et ce n’est que le début. » Et il évoque Datteln 4, la centrale à charbon inaugurée le 30 mai dernier, près de Dortmund, pour compenser la fermeture de Fessenheim. « Bientôt, il ne restera plus que le charbon. »
Emmanuel Macron en est bien conscient. Il l’a répété le 2 juillet à la presse quotidienne régionale : « Jamais je ne supprimerai le nucléaire pour remettre de l’énergie fossile, car ce serait accepter plus d’émissions de CO2. Supprimer le nucléaire a du sens quand on peut le remplacer par du renouvelable non intermittent. » Or, le renouvelable est intermittent puisqu’il dépend du vent et du soleil et ne se stocke pas. Du moins pas encore. La fermeture de Fessenheim restera donc un cadeau très symbolique… En période de crise, ça fait cher le symbole.
Retrouvez toutes les photos de notre reportage sur la fermeture de Fessenheim dans Paris Match n°3716
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire