Le 14 juillet 1789, la forteresse de la Bastille, qui domine de sa masse sinistre les quartiers populaires de Paris, est prise d'assaut par une foule surexcitée. De ce jour date la fin de l'« Ancien Régime » et le début de la Révolution française.
Dès l'automne, les contemporains prennent conscience de la portée historique de l'événement et songent à le commémorer. C'est chose faite l'année suivante avec la Fête de la Fédération.
Depuis 1880, la Fête nationale du 14 juillet perpétue le souvenir de cette fête et des promesses de la Révolution française.
Gabriel Vital-Durand
La Révolution en germe
40 jours plus tôt, les états généraux se sont réunis à Versailles et les députés ont constaté que les maux du gouvernement appelaient davantage qu'une simple réforme de l'impôt. Ils ont décidé de remettre à plat les institutions et de définir par écrit, dans une constitution, de nouvelles règles de fonctionnement, selon l'exemple américain.
Le roi Louis XVI (39 ans), malgré des reculades successives, n'exclut pas l'éventualité d'un coup de force contre les députés qui outrepassent leurs droits. Dès le 24 juin, il fait venir en secret des régiments suisses ou allemands à proximité de Versailles. Au total 30 000 soldats aguerris qui ne manquent pas d'inquiéter les Parisiens.
Le 9 juillet, l'assemblée réunie à Versailles se proclame « Assemblée nationale constituante ». L'initiative ne plaît pas au roi ni surtout à son entourage. Sous la pression de la Cour, le 12 juillet, Louis XVI renvoie son contrôleur général des finances, Jacques Necker, un banquier d'origine genevoise qui n'a fait que creuser le déficit mais est resté pour cela très populaire parmi les petites gens. Il le remplace par le baron de Breteuil.
À Paris, le peuple des artisans et des commerçants s'irrite et s'inquiète. On dit que le roi, irrité par la désobéissance des députés, voudrait les renvoyer chez eux.
Dans les jardins du Palais-Royal, résidence du cousin du roi, le duc d'Orléans, et haut lieu de la prostitution et du jeu, un orateur, Camille Desmoulins, monté sur un escabeau, harangue ainsi la foule : « Citoyens, vous savez que la nation avait demandé que Necker lui fût conservé et on l'a chassé... Après ce coup, ils vont tout oser et pour cette nuit, ils méditent peut-être une Saint-Barthélemy des patriotes !... Aux armes ! Aux armes, citoyens ! »
Échec de l'émeute
Le 12 juillet, sur la place Louis XV (aujourd'hui place de la Concorde), un détachement de gardes suisses et un escadron de dragons du Royal Allemand, sous le commandement du prince de Lambesc, se fait huer par la foule qu'irrite le renvoi de Necker. Les cavaliers tentent de disperser les badauds. On relève de nombreux blessés.
Le mécontentement enfle, l'émeute gronde et la foule force les portes de plusieurs armuriers.
Le 13 juillet, la rumeur se répand que les troupes royales vont entrer en force dans la capitale pour mettre les députés aux arrêts. De fait, des corps de troupes sont rassemblés au Champ de Mars et aux portes de Paris.
Un comité permanent, la « municipalité insurrectionnelle », est formé par les citoyens qui ont participé à l'élection des états généraux pour faire face à la menace. Il se substitue à la vieille municipalité royale.
Au matin du 14 juillet, des artisans et des commerçants se rendent à l'hôtel des Invalides en quête d'armes. Le gouverneur de Sombreuil cède aux émeutiers et ouvre les portes de l'hôtel dont il avait la garde. La foule fait irruption dans l'arsenal et emporte 28 000 fusils et 20 bouches à feu. Mais il lui manque encore de la poudre...
C'est alors que des émeutiers rugissent : « À la Bastille ! » La rumeur prétend en effet que de la poudre y aurait été entreposée. Au demeurant, le peuple a une revanche à prendre sur la vieille forteresse médiévale dont la masse lugubre lui rappelle à tout moment l'arbitraire royal.
Sur les marches de l'Hôtel de Ville, le sire de Flesselles, prévôt des marchands, tente de calmer les esprits. Il ne tarde pas à faire les frais de sa modération. On l'accuse de cacher des armes ainsi que d'accaparer les grains et d'affamer la capitale. Il est abattu d'un coup de pistolet, pendu à une lanterne et sa tête promenée dans les rues au bout d'une pique. C'est la première victime de la Révolution.
Sur les tours de la Bastille, une douzaine de canons sont tournés vers le faubourg Saint-Antoine. La garnison se compose de 82 vétérans, dits invalides, auxquels ont été adjoints le 7 juillet 32 soldats du régiment suisse de Salis-Samade commandés par le lieutenant de Flüe (ou de Flühe). Face à elle, les émeutiers ne font pas le poids. Ils sont un millier seulement, sans commandement et sans armes lourdes.
Le marquis Bernard de Launay (ou de Launey), gouverneur de la Bastille, se persuade qu'il doit gagner du temps pour permettre à une troupe de secours de le délivrer des émeutiers. Il se déclare prêt à parlementer avec trois délégués et livre trois bas-officiers en otages.
Les parlementaires sont conduits par le dénommé Thuriot. Le marquis insiste pour retenir ses hôtes à dîner (à midi selon la terminologie de l'époque). Il accepte de détourner les canons de Paris et s'engage à ne pas tirer sous réserve que les émeutiers ne tentent pas d'entrer dans la forteresse.
Tandis que les parlementaires communiquent le message à la foule, une explosion mystérieuse émeut celle-ci. On crie à la trahison. Un groupe de forcenés pénètrent dans l'enceinte par le toit du corps de garde et se jettent sur les chaînes du pont-levis à coups de hache. Une charge de mitraille les disperse. Mais une nouvelle députation se forme pour exiger la reddition de la forteresse.
De Launay, sans expérience militaire et d'un naturel peureux, perd ses moyens. Il donne l'ordre de tirer. Les soldats suisses armés de fusils de rempart appelés « amusettes du comte de Saxe » font des ravages chez les assaillants. On compte une centaine de morts.
Les gardes françaises contre la Bastille
Tout bascule avec l'arrivée de deux détachements de gardes françaises. Ces soldats professionnels chargés de veiller sur la capitale prennent le parti des émeutiers et vont leur assurer la victoire. Sous le commandement de deux officiers, Élie et Hulin, ils amènent deux canons et les pointent sur la Bastille. Il s'ensuit un début d'incendie à l'entrée de la forteresse et quelques pertes chez les assiégés.
M. de Monsigny, commandant des canonniers, est abattu, ce qui fait disparaître toute velléité de résistance chez les invalides.
Il est 4 heures du soir. De Launay se ressaisit, ordonne soudain le feu à outrance puis tente de faire sauter les magasins de poudre dans un mouvement de désespoir. Mais ses invalides lui imposent de brandir un mouchoir pour parlementer. Le feu cesse.
Le lieutenant de Flüe exige les honneurs de la guerre pour se rendre. On les lui refuse, mais le dénommé Élie, du régiment de la Reine, confirme par écrit les termes d'une capitulation qui assure la vie sauve aux défenseurs.
Les ponts-levis sont abaissés et la foule se rue dans la forteresse, oublieuse des promesses d'Élie. Les soldats suisses, qui ont eu le temps de retourner leurs uniformes, sont pris pour des prisonniers et épargnés. Mais la foule lynche les malheureux invalides.
Le marquis de Launay, qui a tenté de se suicider, est traîné dans les rues de la capitale avant d'être décapité par un boucher au chômage, un dénommé Desnots. Sa tête est fichée sur une pique et promenée en triomphe à travers le faubourg. Son adjoint le major de Losme subit le même sort malgré les protestations d'un ancien prisonnier, le marquis de Pelleport : « Arrêtez, vous allez immoler le meilleur des hommes. J'ai été prisonnier cinq ans à la Bastille où il fut mon consolateur ». Les autres défenseurs de la Bastille, au total quatre-vingt-deux, sont de la même façon massacrés et décapités. Ce rituel macabre, inédit dans l'Histoire du pays, illustre le basculement de la Révolution dans la violence.
À la Bastille, on libère les détenus au prix d'une légère déception car il ne s'agit que de sept personnages de minable envergure (deux fous qu'il faudra réinterner à l'asile de Charenton, quatre faussaires que l'on devra renvoyer en prison et un noble, le comte de Solages, enfermé à la demande de son père pour avoir violé sa soeur). Au demeurant, les émeutiers sont surpris de découvrir des chambres spacieuses et d'un grand confort, à l'opposé des cellules de torture que décrivaient complaisamment dans leurs brochures les intellectuels poudrés qui avaient eu, comme Voltaire ou le marquis de Sade, l'occasion de séjourner à la Bastille.
Fin d'un monde...
Le soir même, de sa propre initiative, un entrepreneur zélé du nom de Pierre-François Palloy réunit 800 ouvriers et entreprend la démolition de la vieille forteresse, dont les jours étaient de toute façon comptés. Les pierres sont réduites en morceaux et distribuées comme autant de trophées. Palloy accroît sa fortune déjà rondelette en vendant les pierres comme autant de reliques : « Je certifie que cette pierre vient des cachots de la Bastille - Palloy patriote. » Au cours des semaines qui suivent la prise de la Bastille, le peuple se rue sur le monument déchu et en achève la démolition.
Ainsi l'émeute sanglante à laquelle ont concouru dix à vingt mille Parisiens (sur un total de cinq cent mille) se transforme-t-elle presque instantanément en un mythe national et antimonarchique.
Un symbole séculaire de l'absolutisme est ruiné, deux gouverneurs dépassés par leurs responsabilités ayant fait tourner d'un cran la grande meule de l'Histoire.
Le propre frère du roi, le comte d'Artois, futur Charles X, prend la mesure de l'événement. Il quitte la France sitôt qu'il en a connaissance, le 15 juillet. Il est suivi dans cette première vague d'émigration par quelques autres hauts personnages, dont le prince de Condé et Mme de Polignac.
À Königsberg, en Prusse orientale (aujourd'hui ville de garnison russe du nom de Kaliningrad), le célèbre philosophe Emmanuel Kant, apprenant la prise de la Bastille, commet l'audace d'interrompre sa promenade quotidienne, chose extraordinaire qui, dit-on, ne lui arriva en aucune autre occasion.
À Versailles, Louis XVI note quant à lui dans son journal de chasse à la date du 14 juillet : « Rien »... Mais il ne s'agit que du résultat de sa chasse habituelle. Le soir même, le duc François de La Rochefoucauld-Liancourt fait réveiller le roi pour l'informer des derniers événements. À quoi le roi aurait répondu :
- Mais c'est une révolte !
- Non, Sire, une Révolution (Se non è véro, è bène trovato !).
- Mais c'est une révolte !
- Non, Sire, une Révolution (Se non è véro, è bène trovato !).
Surpris par la violence populaire, Louis XVI se retient néanmoins de dissoudre l'Assemblée. Les députés, dans une séance mémorable présidée par l'abbé Grégoire, prennent la résolution de siéger en permanence. La Révolution peut suivre son cours.
Le 16 juillet, à Paris, la nouvelle municipalité porte à sa tête un maire, Jean Bailly. Cet astronome de 53 ans a déjà présidé l'Assemblée nationale et supervisé la fameuse séance du Jeu de Paume (il sera démis de ses fonctions et plus tard guillotiné pour avoir fait tirer sur la foule qui réclamait la déchéance du roi le 17 juillet 1791, sur le Champ de Mars).
Héros de la prise de la Bastille, Pierre-Auguste Hulin (31 ans) deviendra général après la bataille de Marengo puis commandant de la place de Paris.
Les électeurs parisiens constituent une milice bourgeoise, la « garde nationale » dont ils confient le commandement au prestigieux marquis de La Fayette, le « héros des deux Mondes ». Les autres villes du royaume imitent la capitale, créant une nouvelle municipalité et une garde nationale.
Entérinant la réussite de l'insurrection, le roi Louis XVI rappelle Jacques Necker à la tête du ministère des Finances. Le lendemain, il se rend à Paris et il est accueilli à l'Hôtel de Ville par une foule arborant sur la tête une cocarde aux couleurs de Paris, le bleu et le rouge. Le général de La Fayette remet au roi une cocarde semblable où il insère le blanc, en signe d'alliance entre le roi et sa ville. De là l'origine du drapeau tricolore.
L'année suivante, des pierres de la Bastille ornées d'une médaille seront solennellement remises à quelques centaines de héros de la journée, parmi lesquels une femme, la blanchisseuse Marie Charpentier. Et chacun des nouveaux départements recevra une maquette de la Bastille sculptée dans une pierre de la forteresse.
Le premier anniversaire de l'événement donnera lieu à une grande réconciliation nationale, la Fête de la Fédération, et beaucoup plus tard, en 1880, la IIIe République, en faisant du 14 juillet la Fête nationale, consacrera la réconciliation de la France de l'Ancien Régime et de celle de la Révolution
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