Une Histoire de toutes les couleurs
Pourquoi le feu rouge est-il rouge ? Et le carton jaune, jaune ? Si vous ne savez pas répondre à ces questions, plongez-vous dans l'ouvrage de Michel Pastoureau, Les Couleurs de notre temps (éditions Bonneton, Paris, 2003, 200 pages).
Auteur de plusieurs travaux de référence sur ce thème, l'auteur nous livre une synthèse passionnante sur l'évolution de notre perception des couleurs.
Sous la forme d'un dictionnaire, il nous invite à naviguer selon nos envies entre Aliment et Voiture pour découvrir à quels impératifs de couleur sont soumis les blasons, les maillots des sportifs ou encore le papier hygiénique.
Retraçons l'histoire des principales teintes en feuilletant ensemble quelques pages, forcément très... colorées !
Isabelle Grégor
Noir : en route pour l'enfer
L'histoire du noir est celle d'une couleur difficile à cerner. Déjà présente dans les peintures préhistoriques, elle est utilisée dans l'Antiquité par les potiers pour jouer sur les contrastes, en compagnie d'un ocre lumineux ou d'un rouge profond.
Alors que les Grecs y voient le symbole de la terre et donc de la fertilité, le christianisme en fait une de ses couleurs préférées pour évoquer l'abstinence et la pénitence. C'est l'époque du noir menaçant de la nuit et de l'enfer.
Cette mauvaise réputation est oubliée grâce aux lois somptuaires de la fin du XIVe siècle, qui invitent les puissants à faire preuve de modestie dans le choix de leurs vêtements. L'invention de l'imprimerie et l'austérité voulue par la Réforme lui permet de garder une image positive dans l'imaginaire occidental avant que le romantisme ne l'érige comme la couleur du mal-être, de la tristesse et du deuil.
Le début de l'ère industrielle, avec ses gueules noires et ses Ford monochromes, poursuit dans la voie de la diabolisation. C'est Coco Chanel qui, à l'aide d'une petite robe noire toute simple, lui enlève cette symbolique pesante pour lui rendre son pouvoir de séduction : le noir charbon devient raffiné, moderne, bref, indispensable !
Blanc : l'innocence à l'état pur
«Ralliez-vous à mon panache blanc !» aurait dit Henri IV en pleine bataille. Si l'expression est entrée dans l'Histoire, c'est notamment parce qu'elle donne l'image d'un roi sympathique. Qu'y-a-t-il en effet de plus rassurant que le blanc ?
Pour les Anciens déjà, il représentait l'innocence, la pureté et la divinité. Il n'est donc pas étonnant que le christianisme le choisisse comme couleur de Dieu : blancs sont donc les anges, l'Agneau divin ou encore les vêtements du pape (depuis Pie V, par fidélité à son ordre dominicain).
Au XVIIIe siècle, l'aristocratie s'en empare à son tour, convaincue de marquer sa supériorité sur le peuple en s'enduisant par exemple le visage de crème ou en se coiffant de perruques immaculées. N'est-ce pas signe d'un âge avancé et donc d'une grande sagesse ?
On retrouve ces notions d'innocence et de sérénité dans le choix du blanc pour parler de paix : c'est ainsi que depuis la guerre de Cent ans tous ceux qui rejettent le rouge des belligérants se rassemblent sous la protection du drapeau blanc.
Dans le même temps, la symbolique de la propreté et de la pureté se renforce, notamment à cause de l'habitude de faire bouillir les étoffes, qui perdent ainsi vite leurs coloris. Finalement, robes de mariées, appareils ménagers et autres créatures fantomatiques nous rappellent encore aujourd'hui la grande stabilité de cette couleur en termes de symbolique.
Rouge : la reine des couleurs
Le rouge est la couleur par excellence. N'a-t-elle pas donné son nom au premier homme, Adam ? Éblouis par la pourpre, rare et précieuse, les Romains avaient associé les tons écarlates à l'apparat et la solennité. On retrouve donc cette symbolique dans le choix des étoffes impériales mais aussi, jusqu'au XIXe siècle, dans la coutume de se marier dans sa robe la plus précieuse, donc de couleur rouge. La fascination reste intacte avec l'arrivée du christianisme qui en fait sa couleur liturgique préférée, par référence au sang versé par le Christ Sauveur.
Le rouge devient l'objet de toutes les convoitises lorsque les conquistadors découvrent au Mexique l'existence d'une petite cochenille produisant un carmin intense. Cette teinte reste donc rare et réservée à l'élite jusqu'à la diffusion en Europe, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, de la garance, originaire de Perse. Des graines sont alors plantées en Avignon en 1760 par Jean Alten, donnant naissance à une des activités majeures du Vaucluse.
Ce n'est qu'en 1856 que l'Anglais William Perkin permet la démocratisation du rouge, en pleine explosion de l'industrie textile, en découvrant par hasard un colorant synthétique. Conséquence de cette diffusion, le rouge est classé parmi les couleurs criardes et donc boudé par les classes supérieures de la société. On se souvient qu'il est aussi la marque de l'impureté et de l'interdit, de la violence et de la passion dangereuse... Rendons grâce à la fantaisie des années 60 qui a permis au rouge de reprendre dans notre quotidien une place bien méritée !
Bleu : la couleur préférée
60 % des Français disent préférer le bleu à toute autre couleur. Cette passion est en fait récente, puisque les Romains rejetaient cette teinte trop liée aux Barbares qui aimaient donner à leur peau un aspect bleuté cadavérique.
Il faut attendre le XIIe siècle pour que les peintres représentent le deuil de la Vierge Marie par le bleu de son manteau, terne tout d'abord, puis de plus en plus lumineux. À la même époque, les maîtres verriers mettent au point le fameux bleu de Chartres qui fait resplendir leurs vitraux alors que dans les enluminures, le roi de France s'habille d'azur en hommage à la mère du Christ. Avec le développement de la culture de la guède et les progrès en teinturerie, le bleu devient une couleur recherchée. Elle s'impose peu à peu comme une rivale du noir après le XIVe siècle, époque qui est marquée par la recherche d'une nouvelle sobriété vestimentaire adoptée ensuite par la Réforme.
Le XVIIIe siècle voit le triomphe de l'indigo venu du Nouveau Monde avant l'invention par un droguiste allemand du bleu de Prusse qui rencontre un succès considérable auprès des artistes et teinturiers. Est alors lancée la mode du bleu marine, désormais préféré au noir, par exemple pour les uniformes ou les vêtements de travail, comme le fameux blue jean. Aujourd'hui, la couleur des rois est devenue celle du bonheur et de la paix ; c'est enfin celle qui symbolise, aux yeux des autres civilisations, l'Occident.
Jaune : de Judas à La Poste
Les femmes de l'époque médiévale auraient été surprises d'apprendre que leurs ancêtres romaines aimaient parader dans de belles tenues jaunes. Impensable pour un esprit du Moyen Âge ! Pendant des siècles, on s'est en effet méfié du jaune, couleur de ceux qui «sentent le soufre» : on a ainsi revêtu Judas et tous ceux dont on se méfiait (les félons, les fous, les faux-monnayeurs mais aussi les juifs) du jaune des exclus. Cette teinte qui ressemble à de l'or pâli n'est-elle pas synonyme de déclin ?
Le jaune s'est donc fait rare dans les peintures murales et n'est pas parvenu à s'imposer au cœur des vitraux, bien qu'il ne posât pas de problème de réalisation et de tenue. Il a fallu que les impressionnistes se décident à poser leur chevalet en extérieur pour que l'Occident découvre la luminosité des bouquets de tournesols ou des champs de blé. La réhabilitation de ce «demi-rouge», à la fois voyant et discret, s'est faite paradoxalement au détriment des coloris dorés prisés des peintres d'icônes byzantins et russes et qui apparaissent désormais comme vulgaires.
Dans la vie sociale, le jaune a aussi longtemps eu mauvaise presse. C'est avec une rouelle jaune que l'on stigmatisa les Juifs au Moyen Âge (sans parler d'une époque plus récente). C'est aussi le jaune qui désigna plus récemment au théâtre les maris cocus et dans les usines les briseurs de grève. En 1902 fut même créée une Fédération des Jaunes de France qui prétendait s'opposer aux syndicats rouges, inspirés de l'étranger !
Mais les choses changent là aussi. Le jaune s'est imposé sur le drapeau officiel du Vatican en 1929, en remplacement du doré qui avait cours dans les armoiries pontificales aux siècles précédent. Beau témoignage du retour en grâce de cette couleur qui permet aussi de reconnaître au premier coup d'œil le coureur de tête du Tour de France (dont le maillot jaune a été inspiré par le journal L'Auto) et les voitures de La Poste. En pensant à l'énergie liée à cette couleur, vous enfilerez désormais peut-être plus facilement le gilet jaune de la Sécurité routière... devenu aussi en France la couleur des nouveaux «damnés de la Terre», en remplacement du rouge !
Si la Poste, dans plusieurs autres pays, arbore le jaune (et le cor de chasse pour emblème), si les taxis sont jaunes aux États-Unis comme dans de nombreux pays européens (Allemagne, Scandinavie...), la raison en est que ces services publics ont été mis en place et développés à partir du XVIe siècle et même plus tôt par une famille italo-allemande, les Thurn und Taxis, dont les armoiries s'adornaient du jaune et du cor de chasse ! Cette famille est aussi à l'origine de l'appellation internationale « taxi » donnée aux véhicules de louage avec chauffeur... Elle est originaire d'un village proche de Bergame, Cornello dei Tasso, d'où son nom initial, Tassis, devenu en français et en allemand Taxis. Plus tard, elle a revendiqué une filiation avec la famille della Torre, d'où son nom actuel (en français « de la Tour et Taxis» ).
Sa fortune est venue de ce que, possédant des droits seigneuriaux à la sortie du col du Brenner, entre l'Italie et le Saint Empire, elle avait pu taxer les voyageurs et les marchandises qui l'empruntaient. Elle avait ensuite développé son propre de service de messagerie en mettant à contribution les membres de la famille établis dans différentes capitales européennes. C'est ainsi que le 11 décembre 1489, Jeannetto de Tassis était nommé grand-maître des postes à Innsbruck.
Vert : la couleur du diable
Le vert a longtemps été une couleur mal-aimée, peut-être tout simplement à cause de son instabilité chimique : il se conserve mal, que ce soit sur les vêtements ou sur les peintures. Il est donc très vite lié à la notion de hasard et de destin, favorable ou non : les duels féodaux s'organisent sur le pré, avant d'être reproduits en miniature dès le XVIe siècle sur les tapis de jeu des casinos. Pour comble de malheur, les procédés artificiels employés pour l'obtenir sont également dangereux, à l'exemple du vert-de-gris très corrosif. Tout semble donc s'être ligué pour faire du vert la couleur du diable, celle que les comédiens vont éviter à tout prix, qui fait la mauvaise réputation des émeraudes ou qui permet de reconnaître les esprits malfaisants.
Ce n'est qu'au XIXe siècle, avec la révolution romantique, que le vert est enfin revalorisé grâce à une nouvelle vision de la nature. On ne l'observe plus en effet en faisant référence aux quatre éléments traditionnels (terre, eau, feu, air) mais en s'intéressant de plus près à la végétation. Par glissement, voici notre vert associé aux remèdes pharmaceutiques, à la santé et donc à la propreté, puis à l'écologie. Mais continuez à vous méfier : ce n'est pas par hasard que les extraterrestres sont qualifiés de petits hommes verts...
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