mardi 3 décembre 2019

LA CLAUSE DU GRAND PERE

30 août 1960

La « clause du grand-père » pour en finir avec les bouilleurs de cru

par Jean-Pierre Bédéï

Dans le cadre de la réforme des retraites de la SNCF (2019), le gouvernement d’Édouard Philippe a envisagé la « clause du grand-père », en réservant le système de retraite à points aux nouveaux embauchés. Ainsi les autres salariés conserveraient-ils leurs droits acquis. 

Ce dispositif destiné à désamorcer les oppositions a déjà été appliqué aux « bouilleurs de cru » dans les années 1950 Il s’agit des paysans récoltants de fruits (prunes, raisins, pommes, poires…) qui avaient sous l’Ancien Régime le droit de distiller leur récolte exclusivement pour leur consommation familiale. Aboli sous la Révolution, ce droit avait été rétabli par Napoléon Ier…


Un coup d’épée dans l’eau

Le privilège des bouilleurs de cru était transmissible aux héritiers et concernait au début du XXe siècle trois millions d’exploitants qui pouvaient ainsi, avec un alambic, produire de l’eau-de-vie avec une exemption fiscale dans la limite de mille degrés d’alcool par an (environ dix litres d’alcool pur). Ils pouvaient aussi faire appel aux services d’un « distillateur ambulant ».
L’exemption fiscale représentait un manque à gagner pour l’État d’environ 20 milliards de francs d’après un débat du Conseil de la République (Sénat) du 10 juillet 1953.
Sous le gouvernement de Joseph Laniel, la loi du 11 juillet 1953 releva fortement les droits sur l’alcool et limita la qualité de bouilleur de cru aux personnes pour lesquelles l’agriculture constituait l’activité principale. Mais elle laissa subsister des droits acquis sans aucune limitation de durée au profit de toutes les personnes qui avaient pu bénéficier de la qualité de bouilleur de cru au cours des trois campagnes antérieures. 
Là-dessus, le nouveau président du Conseil Pierre Mendès France publia le 13 novembre 1954 un décret beaucoup plus brutal : dans le cadre de la lutte contre l’alcoolisme, il limita tout bonnement l’exonération fiscale à la récolte de 1954-1955 pour les récoltants dont l’agriculture n’était pas l’activité principale.
En vertu de ce décret, près d’un million de bénéficiaires auraient donc dû disparaître à la fin de l’année 1955, première étape dans la disparition progressive des bouilleurs de cru.
Inévitablement, le dispositif déclencha l’hostilité du milieu rural. Aussi des instructions furent envoyées aux services départementaux pour que l’application du décret Mendès France soit faite « avec le maximum de compréhension ». Cette consigne fut tellement respectée que ledit décret ne fut jamais appliqué, étant prorogé à de multiples reprises. Mais la question était loin d’être réglée. Périodiquement, elle revint à l’ordre du jour du Parlement pendant plusieurs décennies au cours desquelles s’affrontèrent partisans et adversaires des bouilleurs de cru.
En 1959, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) souligna : « On ne peut empêcher les producteurs agricoles de bénéficier d’une partie de leur récolte comme les ouvriers de la S.N.C.F. ou de l'Électricité de France ont droit à des tarifs spéciaux pour leurs voyages ou leur consommation de courant ».  Déjà « les régimes spéciaux » faisaient l’objet de comparaisons !
Les bouilleurs de cru en plein air à Bar-sur-Aube. DR.

Et voilà la « clause du grand-père » !

C’est à vrai dire l’ordonnance du 30 août 1960, sous le gouvernement de Michel Debré et la présidence du général de Gaulle, qui va porter le coup le plus rude aux bouilleurs de cru, toujours dans le cadre de la lutte contre l’alcoolisme.
Elle stipule que « l’allocation en franchise du code des impôts est supprimée. Toutefois, les personnes physiques qui pouvaient prétendre à cette allocation pendant la campagne 1959-1960 sont maintenues à titre personnel, sans pouvoir le transmettre à d’autres personnes que leur conjoint survivant. »
C’est clairement programmer l’extinction des bouilleurs de cru à terme.  Fini le privilège de « la goutte » ! Et tant pis pour cette tradition de nos terroirs. Dans les exploitations agricoles où cohabitent plusieurs générations, on va pendant plusieurs décennies continuer de distiller de l’eau de vie « à l’œil » en faisant valoir le privilège détenu par le grand-père, autrement dit la « clause du grand-père »
En 1978, trente députés du RPR (Rassemblement pour la République, droite) relancent la polémique : « Dans quelques années, si les dispositions de l'ordonnance du 30 août 1960 sont maintenues, on parlera des bouilleurs de cru au passé. » Dès lors, ils estiment « de leur devoir » de demander le rétablissement de « cet usage très ancien reconnu à nos campagnes », rappelant que depuis 1960, « seuls les exploitants, et ensuite leurs veuves, disposaient de la faculté de faire procéder, en franchise de droits, à la distillation d'une partie de leur production viticole, cidricole, fruitière et de gentiane ».
Pendant une trentaine d’années, la bataille va se poursuivre. En vain. Bien que les défenseurs des bouilleurs de cru fassent valoir qu’« en Grèce, au Portugal, en Espagne, les bouilleurs de cru ne supportent aucune taxe ; en Allemagne, les bouilleurs artisanaux ont droit à un rabais de 21,5% sur la taxe officielle »
 En 1995, de deux millions et demi au début des années 1950, le nombre des bouilleurs français titulaires du privilège (distillation non taxée de 10 litres d'alcool pur) est tombé à quatre cent mille (les propriétaires de vergers gardent la liberté de distiller leur récolte mais à condition de payer de lourdes taxes dissuasives).
En 2002, il a été décidé de supprimer complètement l’exemption à la fin 2007, avant qu'une prolongation, votée en 2007, reporte l'échéance au 31 décembre 2012. Toutefois, fin 2011 les parlementaires ont obtenu, dans le cadre de la loi de Finances pour 2012, de prolonger à vie le statut des bouilleurs de cru dits « privilégiés » – ceux bénéficiant des dix litres détaxés. Une décision qui n’a guère suscité de remous en raison du faible nombre de bouilleurs de crus alors concernés (environ 70 000) et de leur âge (80 ans en moyenne). Autant dire que l’extinction naturelle de cette population se profilait à brève échéance et que les enjeux financiers de leurs exonérations étaient devenus dérisoires. 

Que vaut la patience ?

Cette « clause du grand-père » se sera finalement étalée sur près de 70 ans, jalonnés d’âpres joutes parlementaires sur un sujet pourtant relativement mineur.
Ce précédent montre que ce principe qui a pour but d’éteindre une protestation immédiate ou de calmer les inquiétudes recèle bien des incertitudes et n’empêche pas de nourrir des contestations persistantes au fil du temps.
Mais est-ce encore le cas de nos jours ?
La « clause du grand-père » a déjà été appliquée aux cours des dernières années, y compris à la SNCF. En juin 2018, la réforme ferroviaire a acté qu’à compter du 1er janvier 2020 les nouvelles embauches ne se feront plus sous le statut de cheminot, tandis que les agents en place garderont leur statut et leurs droits.

Un tel dispositif a déjà été mis en place chez France Télécom, qui n’a plus recruté de fonctionnaires à partir de 1996, de même qu’à La Poste depuis 2002. Contrairement au « feuilleton » des bouilleurs de cru, ces « clauses du grand-père » n’ont suscité jusqu’à présent aucune remise en cause.

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