INTERVIEW
La Fabrique de l’Opinion
Philippe Knoche (Orano): «Il faut expliquer que s’il n’y avait pas le nucléaire, on émettrait beaucoup plus de CO2»
Philippe Knoche (Orano) : « Il important que les Français soient bien conscients que le nucléaire est une chance pour combattre le chaos climatique ».
Début 2018, Areva est devenu Orano. Un changement de nom pour un groupe aminci, délesté de l’activité réacteurs et recentré sur le cycle du combustible nucléaire (extraction, enrichissement, retraitement et recyclage des déchets, démantèlement). S’il réalise 55 % de son chiffre d’affaires à l’étranger, le groupe dirigé par Philippe Knoche emploie en France les deux tiers de ses 16 000 salariés.
Selon un sondage BVA pour Orano, 69 % des Français pensent que le nucléaire produit des gaz à effet de serre et contribue au dérèglement climatique. Cela a été un choc pour vous ?
Sur cette question, le chiffre encore plus frappant concerne les 18-34 ans, qui sont plus de 80 % à penser cela ! Les causes de cette méconnaissance sont diffuses. Il y a un effet de halo de communication : les plus engagés en faveur de l’environnement sont antinucléaires. Comme le climat est un sujet d’environnement, les Français pensent que le nucléaire est forcément mauvais pour le climat. La politique joue aussi un rôle : la loi de transition énergétique est une loi pour le climat, et que prévoit-elle ? La fermeture de réacteurs. Il faut mieux expliquer ces décisions. Pour toucher le grand public, il faudrait que Kylian Mbappé affirme que l’atome n’émet quasiment pas de CO2 ! Nous n’en demandons pas tant, mais il est important que les Français soient conscients que le nucléaire est une chance pour combattre le chaos climatique. Et qu’Orano reste un bijou technologique précieux pour le pays.
Pourquoi est-ce si important pour vous ? Orano est avant tout une entreprise « BtoB »…
L’acceptabilité du nucléaire, notamment localement, c’est du BtoC. Il faut expliquer que s’il n’y avait pas le nucléaire, on émettrait beaucoup plus de CO2. L’enjeu est aussi politique. En démocratie, l’opinion publique a une influence sur les décisions prises au sommet. Quand Angela Merkel décide de sortir de l’atome, elle a quelques semaines plus tard des élections alors que 80 % des Allemands sont opposés au nucléaire. Il faut donc que la population appréhende bien ce sujet. Enfin, nous sommes soucieux de nos salariés. Parce qu’ils travaillent dans le nucléaire, ils peuvent être questionnés ou subir des critiques. C’est un sujet pour les plus jeunes. Il est important qu’ils aient le sentiment de venir au travail pour une bonne cause, ce qui est le cas.
Ressentez-vous des difficultés de recrutement liées à votre activité nucléaire ?
C’est surtout vrai dans notre tissu de sous-traitants. Cela tient aussi au fait qu’on a beaucoup dénigré les métiers de l’industrie ces dernières années. C’est moins vrai chez nous car nous offrons des emplois qualifiés, des salaires moyens supérieurs à d’autres métiers de service, des formations et la possibilité de monter l’ascenseur social. Cette année, nous allons embaucher 800 CDI et 500 alternants.
Que fait l’entreprise pour être « Accords de Paris » compatible ?
Nous avons réduit de plus de 90 % notre consommation d’énergie par rapport aux années 2000, en stoppant des activités très énergivores, je pense à notre ancienne usine d’enrichissement d’uranium, et en travaillant sur nos procédés industriels. En termes de neutralité carbone, nous avons réduit des deux tiers notre production de gaz à effet de serre entre 2004 et 2018, en avance de deux ans sur notre objectif. Il nous reste un tiers pour atteindre la neutralité carbone, nous y travaillons d’arrache-pied.
Le Parlement européen a exclu le nucléaire du domaine de la finance durable, cela vous pénalise-t-il ?
Nous n’avons pas de problème de financement, nous avons d’ailleurs pu émettre cette année 750 millions d’euros de dettes sur les marchés. Mais nous disons à Bruxelles qu’on ne peut pas exclure le nucléaire des investissements qui contribuent à la lutte contre le réchauffement climatique. Une frange des Verts allemands souhaite exporter les mauvaises décisions de leur pays, qui est dans une impasse. Berlin alloue 25 milliards d’euros de subventions aux énergies renouvelables par an, et ce sans impact positif sur le climat. C’est inenvisageable chez nous.
Quel est selon vous le fondement du militantisme antinucléaire ?
In fine, la peur du nucléaire est une peur millénariste. On me dit, vous voyez bien que la société se désagrège, on va revenir au chaos et dans un monde pareil, le nucléaire est extrêmement dangereux. C’est très dur d’argumenter contre ça. Ce sentiment se nourrit de discours sur les peurs, cela devient existentiel pour les militants. Je le prends comme un argument supplémentaire pour que l’entreprise s’engage dans le lien social. L’industrie nucléaire peut contribuer à ce lien dans des endroits où le nucléaire est l’employeur le plus important.
La question des déchets nucléaires est un sujet qui préoccupe tout le monde…
Factuellement, les déchets nucléaires représentent 2 kg par Français et par an, les plus sensibles atteignent 200 m3, l’équivalent d’une piscine municipale par an pour toute la France. 96 % des matières nucléaires liées à la production de courant sont recyclables, et le seront en 2025. A cette date, plus de 20 % de l’électricité produite le sera à partir de matière recyclée, contre 10 % actuellement. Restent 4 % de déchets ultimes ainsi que ceux provenant de l’exploitation des usines nucléaires et des hôpitaux. 90 % sont stockés dans 2 centres dans l’Aube, et 10 % sont entreposés à La Hague et ont vocation à être transférés dans le centre de stockage Cigeo en Meuse/Haute-Marne. Nous faisons constamment des recherches pour en limiter la quantité, et raccourcir leur durée de vie. Nous y parvenons en laboratoire, il faut passer désormais au stade industriel.
14 réacteurs nucléaires doivent fermer d’ici à 2035, la France est-elle équipée pour gérer ce chantier ?
Un réacteur qui ferme génère différentes catégories de déchets. Techniquement, nous savons rendre les plus radioactifs sans impact pour l’environnement et pour l’homme. La vraie difficulté est l’acceptabilité de leur stockage. Par ailleurs, il faut prendre en compte le fait que beaucoup de déchets ont très peu d’impact, même s’ils sont catégorisés « nucléaires » en France, et en France seulement. C’est le cas notamment des gravats issus du béton d’un réacteur qui n’a jamais vu un neutron. Nous pourrions, après contrôle, les recycler.
Le projet d’Orano d’usine de traitement et recyclage du combustible nucléaire en Chine est-il au point mort ?
C’est un dossier stratégique politiquement, et Pékin peut toujours choisir de la construire elle-même. Les négociations n’ont jamais fait marche arrière, et ce projet serait cohérent avec le développement du nucléaire en Chine. Il n’y a pas d’urgence en soi, les combustibles usés s’entreposent très bien plusieurs années. Faute d’en maîtriser le timing ce contrat ne figure pas dans nos guidelines financières, ce qui n’empêche pas Orano d’être viable.
C’est néanmoins un énorme contrat…
L’ordre de grandeur du projet chinois est le même que celui du barrage des Trois-Gorges, c’est-à-dire plus d’une vingtaine de milliards de dollars de l’époque. La part qui nous reviendrait fait partie des négociations. L’Asie – Japon, Chine, Corée et peut-être bientôt l’Inde – est pour nous le continent à fort potentiel où nous réalisons plus de 25 % de notre chiffre d’affaires. Depuis Fukushima, la production d’électricité nucléaire croit faiblement, mais de manière ininterrompue. On devrait retrouver d’ici 2 à 3 ans les niveaux pré-Fukushima. Pour des raisons économiques et de lutte contre la pollution, c’est une source d’énergie incontournable.
L’abandon d’Astrid, le projet de 4e génération de réacteur nucléaire, est-il un échec pour la recherche française ?
C’était anticipé. L’intérêt des réacteurs à neutrons rapides (RNR) est de réduire drastiquement la durée de vie des déchets ultimes. Mais on a demandé à Astrid à la fois de produire une électricité pas chère, de réduire la durée de vie des déchets et le cas échéant de surgénérer du plutonium, c’est-à-dire produire plus de matières nucléaires pour le futur qu’il n’en consomme. C’était énormément de contraintes pour un projet de recherche avancé à plusieurs milliards d’euros. Aujourd’hui, on va séparer les objectifs. Cela fait partie du contrat de filière avec l’Etat, EDF et le CEA signé au début de l’année. Nous avons démontré que, même sans Astrid, nous allions pouvoir recycler plusieurs fois le plutonium, ce qui constitue un progrès pour la transition énergétique. Nous espérons pouvoir faire un assemblage-test pour le démontrer d’ici 5 ou 6 ans. Et nous allons travailler parallèlement sur ce qui pourrait remplacer Astrid un jour en ce qui concerne les matières nucléaires et la durée de vie des déchets. Le nucléaire est une énergie jeune et l’objectif de notre industrie dans les années à venir est d’apprendre à construire des centrales encore plus sûres, plus rapidement et moins cher !
Un patron maison
Tout juste quinquagénaire, Philippe Knoche va bientôt fêter ses vingt ans de présence chez l’ex-Areva. Tour à tour directeur de la stratégie d’Anne Lauvergeon, patron du combustible usé, directeur pendant 3 ans du projet finlandais OL3, puis chargé des activités réacteurs et services, cet X-mines devient numéro deux sous Luc Oursel, puis directeur général en janvier 2015. Restructuration, changement de nom: il pilote aujourd’hui un groupe recentré sur le combustible nucléaire.
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