«Par son action délibérée, Jacques Chirac a manqué à l’obligation de probité qui pèse sur les personnes publiques chargées de la gestion des fonds qui leur sont confiés, au mépris de l’intérêt général.» En conséquence de quoi, pour la première fois dans l’histoire de la République, un de ses présidents est condamné à deux ans de prison avec sursis pour détournement de fonds publics. Peine symbolique, prononcée en décembre 2011, compte tenu de «l’ancienneté des faits, de l’âge, de l’état de santé ainsi que des éminentes responsabilités qu’il a exercées». Le tribunal correctionnel ne jugera pas utile d’y ajouter une peine d’inéligibilité, surabondante.
De la dizaine d’affaires judiciaires cernant la galaxie chiraquienne, il n’aura payé que pour une seule, la plus emblématique d’entre elles : les emplois fictifs de la mairie de Paris, caricature d’un clientélisme à la plus ou moins bonne franquette, de la confusion de ses différentes casquettes – maire de Paris, député de Corrèze, président du RPR, candidat perpétuel à la présidentielle. Le tout aux frais du contribuable parisien.
Durant son bail à l’hôtel de ville (de 1977 à 1995), Jacques Chirac aura distribué les jobs comme on multiplie les pains : 699 «chargés de mission», reflétant toute sa galaxie affective ou politique (des sportifs, des Corréziens, des élus en panne de mandat, des femmes, filles ou nièces de…). Transformant de facto la mairie de Paris en bastion pour de plus larges ambitions. On songe immanquablement à Geneviève Balladur, Agnès Pasqua ou Claudine Lellouche. Généreux en diable, Jacques Chirac offrait également le gîte et le couvert de la mairie de Paris aux naufragés ponctuels du suffrage universel, comme François Baroin ou Laurent Dominati. Pour justifier le recrutement de conseillers en agriculture, son dada, son premier ministère, il faudra tout son estomac pour affirmer, devant un juge d’instruction, que «la dimension internationale du maire de Paris exige une connaissance approfondie des problèmes agricoles». Ou mieux encore : «On ne peut imaginer Paris coupé de son environnement rural, ou certains Franciliens qui travaillent à Paris sont domiciliés.»
Les parquets se ridiculisent
Le sublime est atteint avec sa «cellule corrézienne», rémunérée par la mairie de Paris – simple «facilité de langage», minaudera-t-il. Elle était chargée du pistou – piston, en jargon local. Pour obtenir un logement, un emploi ou une place en crèche, les Corréziens de la capitale «pouvaient aussi s’adresser à sa permanence d’Ussel, parce qu’ils avaient alors la certitude de parvenir directement à Jacques Chirac», confiera l’un de ses animateurs. On en sourirait presque, mais on rigole moins avec la sous-affaire des emplois fictifs du RPR – des permanents du parti étant rémunérés par la mairie de Paris ou des boîtes du BTP. Alain Juppé, ancien secrétaire général du RPR, a payé pour voir, condamné en 2004 à quatorze mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité, prenant sur lui alors que son patron paradait sous son immunité présidentielle. Les directeurs de cabinet successifs de Jacques Chirac à la mairie de Paris, comme Robert Pandraud ou Michel Roussin, ont encaissé avec moins de flegme, bataillant avec succès pour retarder leur procès afin d’être jugés en sa compagnie, en seconds rôles, une fois achevé son bail élyséen : dans une lettre ouverte à leur juge d’instruction, ils expliquaient n’être que de simples «exécutants» du big boss.
C’est peu dire que le parquet s’est ridiculisé dans cette affaire d’emplois fictifs, les procureurs rivalisant dans le grotesque afin de sauver le soldat Chirac. Celui de Paris assura qu’il «n’y a pas de système mafieux», tout juste une «organisation imparfaite». Puis, à propos d’un certain François Debré (fils de Michel et frère de Jean-Louis) : «Le fait qu’il aurait été recruté pour faire plaisir à son père, comme le suggère l’intéressé, reste une hypothèse et non une certitude.» Quant à celui de Nanterre, il proclama qu’il «n’existait pas un système connu destiné à financer de façon occulte le RPR», bafouant ainsi l’autorité de la chose jugée puisque Juppé avait été préalablement condamné pour les mêmes faits. Ces procureurs aux ordres se seront humiliés en pure perte, puisque la justice française actera finalement que «la culpabilité de Jacques Chirac résulte de multiples connexions entre la municipalité parisienne et son organisation politique».
Autre pantalonnade judiciaire, le procès des HLM de la ville de Paris, en 2006. Sur le banc des prévenus, une cinquantaine de patrons du bâtiment, tous corps de métiers confondus, jugés pour fausses factures et trafic d’influence, qui s’étaient partagé le «marché du siècle» : 2,2 milliards d’euros pour l’entretien de 3 000 ascenseurs du parc de logements sociaux de la capitale. Le barnum «était en fin de compte destiné à alimenter, de façon occulte, les caisses du RPR», proclament les juges d’instruction. Mais pas un politique ne sera poursuivi, les enquêteurs concluant, comme à regret : «Il n’a pas été établi formellement l’implication personnelle des responsables au sein de l’appareil du RPR.» Seule tête de gondole, Georges Pérol, président de l’Opac (l’office HLM de la ville de Paris) et maire de Meymac, en Corrèze, fief électoral de Jacques Chirac. Il s’est retrouvé bien seul dans le costume taillé sur mesure par l’accusation, «clé de voûte du système de corruption destiné à financer de façon occulte son parti politique». La cassette posthume de Jean-Claude Méry, faux facturier et membre du comité central du RPR, relatant avoir remis 5 millions de francs en liquide à Michel Roussin, en présence de Jacques Chirac, ne vaudra pas preuve pénale, mais simple témoignage pour l’histoire. Dans ces circonstances, les peines infligées seront modestes, assorties de sursis. «Le tribunal a tenu compte d’un certain nombre d’absences à la barre», commentera benoîtement un avocat en défense, Jean-Marc Fédida, campant Jacques Chirac en «Bouddha recevant placidement les offrandes». L’affaire des HLM aura au moins eu le mérite d’amuser la galerie, avec ses intermédiaires pittoresques, planteur de bananes en Côte d’Ivoire, débitant de tabac à Monaco, gérant d’une société fantôme de gardiennage dans le 9-3… Du grand n’importe quoi en Chiraquie.
Milliards de francs
Roussin, encore lui, portera sa croix dans l’affaire des lycées de l’Ile-de-France : quatre ans de prison ferme ! Autre «marché du siècle», la rénovation de 471 établissements franciliens, entre 1988 et 1995. Un pactole de 24 milliards de francs, contre le reversement occulte de 200 millions à différents partis (tous, sauf le FN et les Verts, nonobstant un dissident écolo, le PC bénéficiant de l’absence de preuve formelle), avec le RPR en chef de file. Seul ténor politique poursuivi, Gérard Longuet (RPR) hurlera à la barre du tribunal : «Où sont mes collègues ? Où est le président du RPR ? Où est le président du PS ?» Le diable sait pourquoi Roussin, n’ayant aucune fonction au sein du Conseil régional, mais poursuivi en tant que chef de cabinet de Jacques Chirac, écopera du maximum. L’accusation le qualifiera de «chambellan à la bouche cousue de fil blanc». Louise-Yvonne Casetta, surnommée «la Cassette» du RPR, également poursuivie, pestera contre la «lâcheté des hommes au-dessus». Suivez son regard… L’avocat de Michel Roussin, Pierre Haïk, souhaitant que «la vérité éclate et que les responsables politiques soient amenés à s’expliquer», n’obtiendra pas de son client qu’il mette en cause son mentor. Le fidèle bras droit de Jacques Chirac lâchera simplement : «On me poursuit depuis dix ans en tant qu’ancien directeur de cabinet, mais il tient encore le soldat Roussin !» Des boîtes du CAC 40 (Bolloré, Eiffage, Lyonnaise des Eaux…) se dévoueront pour lui dérouler le tapis rouge. Acheter son silence ? Cette «affaire monstrueuse, la plus grosse affaire de financement politique jamais jugée en France», selon le parquet, s’achèvera en eau de boudin.
L’ombre de Jacques Chirac plane également sur deux autres feuilletons judiciaires, Clearstream et l’Angolagate. Il n’est plus question de gros sous, mais de règlements de comptes en coulisses. D’un cabinet noir de l’Elysée, piloté par Yves Bertrand, inamovible patron des Renseignements généraux de 1992 à 2004. Fidèle à Jacques Chirac, il consignait scrupuleusement sur ses carnets les boules puantes visant ses concurrents de droite comme de gauche. Sarkozy ? «Fait construire une villa, tout au black.» Bayrou ? «C’est Borloo qui amène le fric occulte.» Pasqua ? «Les juges vont trouver son financement.» Montebourg ? «Va à Marrakech, avocat des islamiques.» Contassot (élu Vert ayant signé une demande de renvoi de Chirac devant la Haute Cour) ? «A-t-il des casseroles ?» On ne cite ces élucubrations nauséabondes que pour les besoins de la cause : démontrer la paranoïa ambiante au sein de la Chiraquie.
Yves Bertrand fait surtout feu de tout bois contre Lionel Jospin. Il aurait «acheté un pantalon rose» dans les années 70, c’est donc un pédé. Son père aurait été collabo. Dans la dernière ligne droite d’une cohabitation devenue houleuse, avant l’échéance présidentielle de 2002, Bertrand lâche les chiens, étant à l’origine de la fausse polémique à propos de l’achat d’une maison sur l’île de Ré par le Premier ministre. «Il faut continuer à pilonner», mentionne-t-il sur ses carnets, avant de conseiller l’équipe du président sortant : «Ils vont taper sur la moralité. Lors du débat entre les deux tours, Jospin va prendre Chirac par surprise pour le pousser à mentir.» Parole d’expert, mais qui n’aura pas vu venir la poussée de Jean-Marie Le Pen.
Listing, complot et corbeau
Jusqu’ici, rien de pénal. Mais l’affaire Clearstream va changer la donne avec l’irruption des carnets en justice. En effet, les faux listings bancaires confectionnés par l’informaticien Imad Lahoud étaient truffés de noms préalablement consignés par… Yves Bertrand. Il faut dire que le faussaire était en contact régulier avec les RG. Bertrand, à son propos de Lahoud : il «pourrait travailler contre Jospin». Lors du procès Clearstream, intenté pour dénonciation calomnieuse, seul Dominique de Villepin comparaîtra, comme supposé agent de liaison élyséen du cabinet noir, avant d’être finalement relaxé
Mais c’est dans l’Angolagate, une affaire de vente d’armes entre l’ex-URSS et l’Afrique, ayant partiellement transité par la France, que les carnets Bertrand se sont initialement invités. Le patron des RG suivait Charles Pasqua comme le lait sur le feu depuis son succès aux élections européennes de 1999. Le vieux renard voyait dans les armes une source de financement occulte de la galaxie Pasqua, lequel rétorquait un service rendu à Chirac pour la libération d’otages en Bosnie… Panier de crabes duquel Pasqua, en rupture de chiraquisme, sortira blanchi en appel, après avoir été condamné en première instance. Avant de décéder en 2015, l’ex-baron des Hauts-de-Seine gardera un chien de sa chienne envers Chirac, sans jamais le nommer formellement, en y englobant Juppé ou Villepin : «Ils sont disqualifiés pour exercer quelque fonction gouvernementale que ce soit. Ils peuvent compter sur moi pour le dire autant de fois que nécessaire.»
Règlement de compte, encore, toujours même, en marge de cette satanée affaire Clearstream. Parmi les faux listés, supposés dissimuler des avoirs au Luxembourg, on trouve des agents de la DGSE ayant enquêté sur un éventuel compte bancaire japonais au nom de Jacques Chirac – ils seront dans la foulée évincés du service de contre-espionnage. En soi, cela n’aurait rien d’illégal : le Japon n’est pas un paradis fiscal, bancaire ou judiciaire. Et le tropisme nippon de l’alors président de la République n’est plus à démontrer. Mais l’empressement des chiraquiens de choc à démentir l’existence de ce compte japonais est a contrario suspect… Il est question de Shoichi Osada, francophile patron de la Tokyo Sowa Bank. Il a souvent invité Jacques Chirac en son hôtel luxueux sur l’île d’Awashima, au large de Tokyo, sous divers prétextes culturels, pouvant justifier un défraiement annuel de 100 000 dollars. Sauf qu’une note de la DGSE mentionne que le compte nippon de Jacques Chirac hébergerait 300 millions de francs ! Tempête sous les crânes, surtout celui du général Rondot, électron libre du renseignement français, fidèle au chiraquisme, héros involontaire du feuilleton Clearstream. Dans un premier temps, il consigne dans ses propres carnets intimes : «Le compte existe depuis 1992, il est alimenté.» Avant de rétropédaler devant les enquêteurs : «C’est un mauvais procès fait au Président.» L’affaire part en vrille en fin de cohabitation Chirac-Jospin. A l’époque, le Président ne se lasse pas de sous-entendre que son Premier ministre chercherait à lui nuire… Un dirigeant socialiste s’en souvient : «Le procès d’intention des chiraquiens est révélateur de leur univers mental. La DGSE avait fait un travail de routine, rien n’est sorti dans la presse sauf à leur initiative pour dénoncer un complot.» Epilogue : Osada a été condamné à trois ans de prison en 2003. Et l’avocat de Jacques Chirac, Me Jean Veil, a cru bien faire en brandissant une attestation selon laquelle son client ne disposait d’aucun compte au Japon en 2001 – la Tokyo Sowa Bank ayant fait faillite deux ans plus tôt… Chacun jugera.
Effacement des disques durs
En quittant l’Elysée en 2007, Jacques Chirac avait déclaré un patrimoine de 1,4 million d’euros (dont la moitié en avoirs financiers, l’autre correspondant à la valeur affichée de son château de Bity), plus une antique Peugeot 205 (23 ans d’âge). Quid du reliquat de fonds secrets, hérités de ses deux passages à Matignon ? Les époux Chirac en avaient prétexté (mentionnant la somme de 3,2 millions de francs) afin de justifier le paiement de quelques transports aériens sur jets privés. C’est l’affaire Euralair, qui mérite également le détour. Dirigée par Alexandre Couvelaire, cette petite compagnie aérienne a longtemps transporté des dignitaires du RPR, comme Jean-Louis Debré, et surtout Bernadette Chirac pour de fréquents allers et retours entre Paris et la Corrèze. Vols non payés, non facturés, ou pudiquement libellés «en attente de facturation». Jacques Chirac en a également bénéficié en personne, durant sa campagne présidentielle en 1995, avant d’y renoncer une fois élu à l’Elysée. Une fiche interne d’Euralair, datée de 1991, mentionne à son propos : «Cash», ou encore «Bouygues», le géant du BTP paraissant payer à sa place. Comme on pouvait s’y attendre, le parquet s’est hâté avec lenteur, le temps qu’Euralair soit mise en faillite en 2005. Des salariés de la compagnie aérienne ont alors dénoncé l’effacement de ses disques durs. On en restera donc là.
Avec Jacques Chirac, il fut tentant de voir du liquide partout. Comme en témoigne Robert Bourgi, l’ancien Monsieur Afrique de l’Elysée, racontant lui avoir personnellement remis des mallettes entre 1997 et 2005, aux bons soins de dignitaires africains. Ou Didier Schuller, ancien intermédiaire du RPR dans les Hauts-de-Seine, mais sans la moindre preuve. On préférera Jean-François Probst, fidèle grognard du chiraquisme, jamais avare d’une anecdote, mi-vacharde, mi-amicale. Avant de décéder en 2014, il nous avait narré celle-là, dont il fut le protagoniste direct : le Chichi, un dimanche à la mairie de Paris, en survet' bleu, ouvre son coffre-fort, planqué dans les chiottes, tire la chasse d’eau en même temps, «prudence corrézienne» pour éviter que son visiteur ne devine la combinaison au bruit du cliquetis, en sort 500 000 francs.
«Je te signe un reçu ? demande Probst.
— Certainement pas !»
Du pur Chirac, pour la guignolade comme pour le pire.
Renaud Lecadre