Vouvoiement/Tutoiement: A tu ou à vous ?
Jean-Dominique Merchet pour le journal l'opinion.
Jean-Dominique Merchet, né le à Besançon, est un journaliste français spécialisé dans les questions militaires, stratégiques et internationales. Il travaille depuis juin 2013 pour le quotidien L'Opinion, dont il est le correspondant diplomatique et défense
D'origine franc-comtoise, Jean-Dominique Merchet est ancien élève de l'Institut d'études politiques de Grenoble.
Passionné par les questions militaires, il écrit pour le Monde diplomatique puis est pendant vingt ans journaliste au quotidien Libération pour les questions liées à la défense et y anime le blog Secret-Défense, créé en juillet 2007. Il démissionne de Libération en septembre 2010 pour rejoindre la rédaction de l'hebdomadaire Marianne, comme directeur adjoint, chargé des questions internationales, où il continue à tenir un blog, sous le même titre et sur les mêmes sujets, les questions de défense et militaires. Puis, il rejoint, à sa création, le quotidien libéral L'Opinion.
Il est également auditeur de l'Institut des hautes études de défense nationale (49e session). Il collabore régulièrement à des émissions de radio-télévision et a tenu une chronique dans le bimestriel Guerres et Histoire. Il est l'auteur de plusieurs livres.
Les Faits- La France borderline ! Géographique, mais aussi sociologique, politique, sémantique ou biologique… Cet été, l’Opinion explore ces nouvelles frontières, pas toujours claires, qui découpent la France. Des destinations touristiques improbables au périphérique, du temps de cerveau disponible au mélange des sexes, des nouvelles hiérarchies homme-animal aux taux d’intérêt négatifs, découvrez un pays en pleine mutation comme aucun atlas ne vous le montre.
« On pourrait se tutoyer ? – Si vous voulez… » Prêtée à François Mitterrand, cette réponse à un vieux militant socialiste montre, s’il en était besoin, qu’entre l’usage du tu et du vous existe une frontière malaisée à établir, parfois difficile à franchir mais toujours mouvante. L’article que vous lisez part d’un constat qu’aucune enquête chiffrée – faute d’exister – ne vient pourtant confirmer : en France, depuis une ou deux générations (entre 20 et 40 ans) le tu progresse et le vous recule. Une nouvelle frontière s’installe entre les deux formes de politesse. On l’observe au sein des familles comme dans le milieu professionnel.
Cette évolution, que chacun peut observer dans son environnement personnel, se mêle à deux autres : la très forte – et récente – progression de l’emploi du prénom au travail et la pratique de la bise entre amis de genre masculin. Autant de gestes a priori anodins qui donnent raison à ce qu’Alexis de Tocqueville décrivait comme l’égalisation des « conditions » inhérente à la démocratie moderne. Sous le tu, la politique ?
Sans doute pourrait-on dire que le tu est de gauche et le vous de droite. L’un marque l’égalité, l’autre la distance. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans les années soixante, la très égalitaire social-démocratie suédoise avait entrepris la « Du-Reformen » pour généraliser l’emploi du tu (du) au détriment du vous (ni, han) jugé trop aristocratique. Depuis lors, un certain usage du vous est revenu dans quelques situations formelles. En France, la Révolution avait tenté d’imposer le tu dans l’administration par un décret de 1793, qui tomba rapidement en désuétude. Quant à la Révolution russe, on se souvient que le Premier décret du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd interdisait, en mars 1917, aux gradés de tutoyer la troupe. Le vous n’a jamais disparu en Union soviétique. A contrario en Israël, les antiques formules de politesse ont été abandonnées dans l’hébreu moderne, héritage de la période socialiste du sionisme.
Si François Mitterrand n’affectionnait guère le tu des militants socialistes, qu’en est-il dans la politique française d’aujourd’hui ? Deux anecdotes montrent les limites du tu, d’usage généralisé entre députés, par exemple. En janvier, Emmanuel Macron rencontre Laurent Wauquiez à Valence. Comme il le fait de manière très régulière, le chef de l’Etat tutoie d’emblée son interlocuteur… et celui-ci, par un mélange de respect pour la fonction présidentielle et le besoin de créer de la distance, lui répond en le vouvoyant. Message reçu : le vous prend le relais et Wauquiez gagne la partie. Au sein du Rassemblement national, Jordan Bardella, tête de liste aux européennes, ne parvient pas, du haut de ses 23 ans, à tutoyer la présidente Marine Le Pen, qui a l’âge d’être sa mère.
Générations. Au sein des familles, l’affaire est souvent complexe. « Mes parents se vouvoyaient » raconte un sexagénaire issu de la bourgeoisie traditionnelle. « Ils vouvoyaient même leurs quatre premiers enfants, mais tutoyaient les deux derniers, dont je suis. » « Ma mère tutoyait son père, mais moi je vouvoyais ma mère, parce que mon père, plus conservateur, le souhaitait », ajoute une interlocutrice. Un autre, même génération et même milieu social : « J’ai toujours tutoyé mes parents ». « Je vouvoyais mes parents mais ils nous tutoyaient », ajoute une quatrième. A y perdre son latin… Rares sont aujourd’hui les familles où les enfants vouvoient leurs parents. On en croise encore quelques-uns à Versailles, chez les « re-de-de », comme on dit dans les quartiers de Notre-Dame ou de Saint-Louis. « Crois-tu que cela traumatise ma fille de nous vouvoyer ?», demandait ainsi une Versaillaise à sa copine. Le vouvoiement n’implique pas toujours la déférence : « Je me souviens d’un cousin disant : Maman, vous me faites chier », témoigne un autre. « Mais ça passe mieux que Maman tu me fais chier… », plaide une jeune sexagénaire. Voire… Si la vague du tutoiement s’impose avec les liens du sang, l’affaire se complique avec les beaux-parents : « Je tutoie mon gendre mais il me vouvoie. »
Dieu le père ne fait pas tant d’histoires. Depuis le concile de Vatican II, le Notre-Père a abandonné le vouvoiement pour s’adresser à Dieu : « Que votre nom soit sanctifié » est devenu soudainement en 1966 « que ton nom soit sanctifié ». Les « dames-cathé » ont suivi mais les esprits chagrins feront toutefois remarquer que ce tutoiement s’opéra alors que les fidèles désertaient la messe.
La Police pose un problème particulier. Les textes sont pourtant clairs, selon l’article R.434-14 du Code de déontologie de la Police et de la Gendarmerie : « Le policier ou le gendarme est au service de la population. Sa relation avec celle-ci est empreinte de courtoisie et requiert l’usage du vouvoiement ». Dans la pratique, les choses sont plus complexes… En 2013, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, avait tenté d’interdire explicitement le tutoiement, « une familiarité insupportable, méprisante », confiait-il au Parisien. Las ! Devant la bronca des syndicats policiers, il avait dû se rabattre sur une formule moins contraignante. Et dans la pratique, les policiers continuent de tutoyer les jeunes qu’ils contrôlent – et parfois les Gilets jaunes. « En banlieue, les jeunes essaient de réinstaurer le vous avec la police », note un interlocuteur dans le 9-3. Ce tutoiement rappelle en effet celui qui se pratiquait systématiquement, à l’ère coloniale, à l’égard des indigènes, puis des immigrés de première génération. Parce qu’il n’est pas réciproque, ou alors seulement sous une forme agressive, le tu peux aggraver les tensions sociales, plutôt que d’être le symbole d’une égalisation des conditions.
C’est d’autant plus compliqué que l’école n’offre plus de cadre fixe. Aucune règle générale ne s’y applique. La frontière entre le tu et le vous est laissé à l’appréciation des établissements, dans leur règlement intérieur, et souvent à chaque enseignant. Les élèves tutoient-ils les maîtres ? C’est le cas en maternelle, et parfois encore dans les classes du primaire. Mais comment passe-t-on un jour du tu ou vous ? L’auteur de ces lignes, d’une génération post-soixante-huitarde, se souvient encore de sa surprise lorsqu’un professeur de français, en troisième, demanda à être tutoyé par sa classe… Et à quel âge, l’élève doit-il être vouvoyé ? Quand il passe du collège au lycée ? Et pourquoi ? Une mère de famille raconte : « Mon fils est en terminale, dans un lycée de banlieue. La plupart des profs tutoient les élèves et dans la même classe, certains élèves tutoient les profs, mais tous ne le font pas. Mon fils préfère les vouvoyer ». Comprenne qui pourra.
Papotages. Dans l’entreprise, le vouvoiement a fortement reculé, plus d’ailleurs dans le privé que dans les administrations. « A l’hôpital, les agents se tutoient entre eux, mais vouvoient la hiérarchie », raconte une employée. « Je tutoie la plupart des gens avec qui je travaille, sauf ma secrétaire. Pour moi, c’est une forme de respect à son égard », raconte un patron. Un test réalisé par le site Business Insider Allemagne montre que l’usage du vous (Sie) diminuerait notablement les papotages numériques entre salariés, mais l’expérience, réduite à une semaine, ne permet pas de savoir si cette augmentation de la productivité se maintiendrait dans la durée.
Dans certaines professions, comme le journalisme, le tutoiement est « presque organique ». Entre eux, les journalistes se tutoient… sauf quand les plus jeunes ont du mal à le faire avec quelques « vedettes », qui se doivent alors de les y inciter. Le tutoiement est quasi-systématique dans certaines professions, mais c’est alors plus un héritage de l’esprit corporatiste, créant une barrière avec le reste du monde, qu’un signe d’égalitarisme : c’est le cas des anciens de Polytechnique ou des commissaires-priseurs. En public, par exemple à la télévision ou dans une conférence, des gens qui se tutoient généralement vont se vouvoyer. En créant une complicité, « le tu est excluant au détriment de la salle », explique un habitué des plateaux et des tribunes.
La solution ne viendrait-elle pas de la méthode anglaise, avec l’usage exclusif d’un you? La langue anglaise a abandonné son tu (Thee), qui n’est plus employé que pour s’adresser à Dieu… Mais cela n’empêche pas l’existence de « niveaux de langage », parfois difficiles à maîtriser, pour marquer les nuances ou les différences. La frontière entre tu et vous ne sépare pas toujours la familiarité du respect. Vous ne croyez pas ?
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