Rouge, jaune, noir
1er mai: trois couleurs pour une colère
DU 30 AVRIL 2019
Sur la palette du peintre, le noir, le jaune et le rouge ne se mélangent pas. Mais dans la rue ? Pour les forces de l’ordre et la majorité, le sujet est brûlant. De la réponse à cette question dépend l’ampleur des violences qui animeront ce 1er mai 2019. « Entre le nombre de manifestants traditionnels ce jour-là, les Gilets jaunes déterminés après cinq mois de mobilisation et les Black blocs qui ont pris confiance, le cocktail est redoutable », anticipait déjà début avril un député LREM.
La Fête du travail n’est plus seulement la traditionnelle journée de mobilisation des grandes centrales syndicales. L’année dernière, 1 200 Black blocs, selon la préfecture de police, avaient provoqué de violents affrontements dans les rues de Paris. « Le 1er mai n’a pas toujours été une journée muguet-manif », rappelle Paolo Stuppia, docteur en science politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. En 2006, après le défilé officiel, un cortège s’était élancé, laissant sur son parcours vitrines brisées et banques vandalisées, dans une ambiance de lutte post-contrat première embauche. « Le contexte joue pour beaucoup, juge Paolo Stuppia. En 2018, par exemple, des Blacks blocs avaient répondu à un appel international. L’idée était de venir à Paris célébrer les 50 ans de Mai-68. »
En 2019, la crise des Gilets jaunes peut-elle servir de nouveau point d’accroche aux casseurs ? « Un Black bloc ne se forme que s’il peut s’appuyer sur une foule empathique, énonce Sylvain Boulouque, historien spécialiste de la gauche radicale. En 2018, il s’est constitué devant le cortège syndical au milieu de 10 000 personnes. » Ce qui explique les craintes des pouvoirs publics pour ce 1er mai. Le « rouge » des syndicats constitués pourrait servir malgré lui de point d’appui au « noir ».
Haie d’honneur. L’inconnue vient du « jaune ». Les opposants à Emmanuel Macron entrés en lutte le 17 novembre peuvent-ils troquer leur chasuble contre une cagoule ? « Quand on a vu les copains commençaient à déserter les manifs, certains ont cherché à relancer le mouvement, confie Julien, un Gilet jaune de l’ouest de la France. Il y avait une sorte de fascination pour les Black blocs. J’ai vu certains manifestants se coller aux casseurs avec l’impression d’en être. » Les images de la haie d’honneur constituée par des Gilets jaunes aux Black blocs le 16 mars devant l’Arc de triomphe accréditent cette théorie d’un possible rapprochement.
Les points de convergence entre les deux mouvements ne manquent pas : refus d’un pouvoir vertical, critique du système, rejet des acteurs politiques et syndicaux. « Comme les participants des Black blocs, les Gilets jaunes s’intéressent moins aux clivages idéologiques abstraits qu’aux modes d’action et à l’auto-organisation », complète Raphaël Challier, docteur en science politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. A l’occupation de l’espace aussi : la rue ou les « zones à défendre » (ZAD) pour les Black blocs, les ronds-points pour les Gilets jaunes. La fraternité et la recherche d’une solidarité entre les manifestants les rapprochent également.
Cette proximité de fait, même si elle n’est ni massive ni idéologique, compliquera la tâche des forces de l’ordre mercredi
Quatre mois de luttes pourraient donc expliquer ce basculement dont l’ampleur est impossible à évaluer. « Le Black bloc est une pratique très marquée à l’extrême gauche issue de la mouvance autonome, ce qui n’était pas le cas des Gilets jaunes, plutôt situés à droite », juge Sylvain Boulouque. « Les images de répression policière ont pu provoquer la radicalisation de certains Gilets jaunes », poursuit Paolo Stuppia. Les contestataires des zones commerciales ont commencé par chanter La Marseillaise pour se retrouver à respirer du gaz lacrymogène le samedi après-midi.
Questionnaire. « Les personnes mobilisées dans le mouvement des Gilets jaunes ne peuvent être accueillies dans des organisations politiques constituées », explique Raphaël Challier, auteur d’une intéressante note de terrain, intitulée « Rencontres aux ronds-points », dans la revue La Vie des idées. Ça tombe bien : « Le Black bloc fonctionne selon un principe affinitaire. Si vous, à l’Opinion, souhaitez en constituer un, il vous suffit de vous habiller en noir, plaisante l’historien Sylvain Boulouque. Personne n’a d’autorisation à demander. Quant à l’apprentissage du savoir-faire militant, il ne faut pas avoir fait 25 ans d’étude pour savoir comment briser une vitrine. En deux mois, certains ont pu apprendre au contact de militants aguerris. »
« Dans un Black bloc, il peut y avoir de très petits groupes d’affinités bâtis, par exemple, autour d’un squat. On peut prendre part à une manifestation à leurs côtés. C’est plus difficile d’intégrer à long terme ce type de groupe », nuance le sociologue Paolo Stuppia. Surtout quand les deux parties ne se comprennent pas. En février, la tête d’affiche des Gilets jaunes, Priscillia Ludosky avait adressé un « questionnaire » à des Black blocs, leur demandant, par exemple, de se présenter et d’expliquer leur stratégie d’action. « Cette formation (en bloc) n’est pas préparée par un groupuscule, ni fantasmée par des personnes se révoltant contre la répression », avaient répondu ces militants, visiblement étonnés de la démarche.
Cette proximité de fait, même si elle n’est ni massive ni idéologique, compliquera la tâche des forces de l’ordre ce 1er mai. Dans une note publiée en juillet 2016, le centre de recherche de l’école des officiers de la gendarmerie nationale suggérait de s’inspirer du modèle allemand, «qui laisse aux services d’ordre des organisateurs des manifestations la gestion du simple cortège et aux forces de l’ordre celle des membres plus actifs tels que les Black blocs ». Plus facile à dire qu’à faire quand les groupes de manifestants ne sont plus deux, mais trois. Entremêlés.
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