mardi 10 mai 2022

LA FRANCE SOUS NOS YEIX

 


La France sous nos yeux

Économie, paysages, nouveaux modes de vie

Les élections présidentielles des 10 et 24 avril 2022 ont témoigné de l’émergence de deux France que tout oppose.  Ces deux France apparaissent avec clarté dans la géographie électorale : d’un côté les métropoles et les campagnes riches, qui tirent bénéfice de la mondialisation ; de l’autre les villes et villages victimes de la même mondialisation et de ses corollaires, la désindustrialisation et le démantèlement de l’État et de ses services publics.

Il ne s’agit pas à vrai dire d’une surprise. Le géographe Christophe Guilluy avait perçu ce phénomène dès 2010 (Fractures françaises, François Bourin) et lui avait donné un nom en 2014 : La France périphérique (Flammarion). L’analyste politique Jérôme Fourquet avait rebondi en 2019 avec L’Archipel français (Seuil) qui décrivait, statistiques à l’appui, une France divisée en communautés plus ou moins étrangères les unes aux autres.  En 2020, l’anthropologue Emmanuel Todd montre la France comme « un monde en contraction » dans un essai plein d’une ironie ravageuse et d’intuitions fulgurantesLes Luttes de classes en France au XXIe siècle (Seuil).

La France sous nos yeux (Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely)En 2021 enfin, Jérôme Fourquet et le journaliste Jean-Laurent Cassely se prêtent à un exercice plus littéraire avec La France sous nos yeux (Seuil). Ils nous entraînent dans une promenade en long et en large à travers tout le pays pour observer la vie quotidienne de nos concitoyens et les transformations qu’elle a connues et connaît encore.

Curieusement, notent les auteurs, un demi-siècle après la fin des Trente Glorieuses, nous continuons de parler de ces années de prospérité de l’après-guerre comme si nous venions à peine d’en sortir, en ignorant les profondes métamorphoses qu’a connu depuis lors notre pays. Le dimanche 18 novembre 2018, notent les auteurs, les « Gilets Jaunes » de Seine-et-Marne bloquèrent… les grilles d’accès à Disneyland pour en réclamer l’entrée gratuite. Comment mieux signifier ce changement d’époque ?

Au diable les revendications sur les salaires, les conditions de travail ou l’emploi. Le loisir et la consommation seraient-ils devenus le nouvel horizon - et les principales sources de frustrations - des prolétaires comme des privilégiés ? Il suffit de suivre les auteurs dans leur tour de France pour s’en convaincre.

La France sans industries

Les médias et le président de la République mettent en exergue la réussite de quelques « licornes ». Il s'agit d'entreprises du numérique à l’image de Doctolib, dont la capitalisation boursière a dépassé le milliard de dollars en quelques années. Mais ces entreprises à la remorque des géants américains, les Gafam, représentent très peu d’emplois. Plus gravement, elles contribuent à la perte d’emplois qualifiés en développant ce que les auteurs qualifient de nouveau « larbinat » urbain : manutentionnaires, livreurs, aides-ménagères, etc. « Payés au lance-pierre, ces nouveaux domestiques 2.0 enchaînent les heures et sont soumis à des cadences très soutenues. » À côté de cela, la raréfacion des usines et des exploitations agricoles dans les villes moyennes et les villages ne laisse plus guère aux jeunes d'autres perspectives d'embauche que dans les « services à la personne » (aides à domicile, aides-soignants, Ehpad, etc.).

D’une manière générale, nous arrivons à la fin de la désindustrialisation. Les ouvriers, techniciens et ingénieurs travaillant en usine sont en passe de devenir aussi rares que les agriculteurs en activité, ces derniers étant d’ores et déjà devenus trop peu nombreux pour être identifiés par les sondeurs, note Jérôme Fourquet !

Le phénomène s’est emballé au début du siècle, il y a vingt ans, suite à des choix idéologiques :
• La monnaie unique a d’une part désarmé les agriculteurs et les industriels français face au « rouleau-compresseur » allemand. Comment résister à des agro-industriels qui exploitent des travailleurs roumains payés quelques euros de l'heure ? Il s'ensuit que la France, pays d'Europe le mieux doté par la Nature, a réussi l'« exploit » de devenir importatrice nette de produits agroalimentaires (en 2020, le solde agroalimentaire de 6,1 milliards d’euros, en diminution depuis deux décennies, masquait un déficit de 4,3 milliards d’euros au sein de l’Union européenne).
• D'autre part, les industriels et gouvernants européens, à l’image du polytechnicien Serge Tchuruk, patron d’Alcatel, et de l’énarque Pascal Lamy, commissaire européen pour le commerce, ont fait le choix de délocaliser les usines en Asie et plus spécialement en Chine, tout en croyant que les Européens pourraient malgré tout maintenir leur prééminence dans la R&D et les hautes technologies. « Alcatel doit devenir une entreprise sans usine », déclarait Tchuruk en juin 2001.

La pandémie de covid-19 a révélé l’ampleur du désastre avec des pénuries de masques, de doliprane, de composants électroniques, etc. Malgré cela, tous bords confondus, la classe politique continue de se désintéresser de la production et s'en tient à une antienne absurde : « La croissance française est tirée par la consommation ». Comme si l'on pouvait se dispenser de produire des biens réels, pour combler nos besoins et acheter à l'extérieur ce qui nous fait défaut ! À l'équilibre avant 2002 et l'instauration de la monnaie unique, la balance commerciale de la France accuse un déficit grandissant d'année en année (85 milliards d'euros en 2021, soit 20% des importations et 3,4% du produit intérieur brut). 

Les auteurs de La France sous nos yeux décrivent superbement la mort lente de nombreuses villes de province, à l’image de Tonnerre (5500 habitants), dans l’Yonne. En vingt ans, cette ville a perdu 1800 emplois jamais compensés : « Aujourd’hui, comme dans bon nombre de villes moyennes et petites ailleurs en France, l’hôpital est de loin le principal employeur, suivi par l’Éducation nationale, la mairie et la grande distribution ». Ajoutons que le centre de la ville ressemble de plus en plus à une ville du tiers monde avec façades décrépites, boutiques fermées, vitrines taguées et jeunes hommes qui « tiennent le mur »« La désindustrialisation n’a pas comme seul effet de fragiliser économiquement les territoires concernés, elle déstabilise tout l’univers qui gravitait autour des usines et assurait la cohésion sociale, conférant une identité et une fierté d’appartenance aux populations locales », écrivent les auteurs.

Certaines villes industrielles ont pu échapper toutefois à la paupérisation. Il s'agit des privilégiées qui ont la chance d'avoir un potentiel touristique exceptionnel, à l'image de La Ciotat que décrivent Fourquet et Cassely. Après un creux consécutif à la fermeture des chantiers navals, la ville a gagné 5000 habitants en 25 ans et en compte environ 36000. Sur le site des chantiers navals se sont installés quelques petites entreprises d'entretien et réparation de yachts de luxe. Et la ville a multiplié les programmes immobiliers pour les retraités et les ménages marseillais désireux de goûter aux charmes du lieu. Il va sans dire que le cas de La Ciotat est atypique.  

Une gigantesque zone de chalandise

Tandis que disparaissent les paysans et les ouvriers d'usine, la France se transforme en une « gigantesque zone de chalandise ». Aux cinq ou six géants français de la grande distribution se sont ajoutés ces dernières années les leaders allemands du hard discount, Lidl et Adli, et de nouveaux-venus qui surfent sur la paupérisation en voie d'accélération d'une partie des classes moyennes. Il y a aussi Amazon qui connaît une expansion fulgurante.

En 2012, le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg a célébré avec enthousiasme l'arrivée du géant américain dans son fief de Chalon-sur-Saône : « Je remercie Amazon d'avoir choisi ce territoire. Il y a quelques années, il a connu la désolation avec la fermeture de l'usine Kodak. (...) D'un coup, en 2007, 3000 emplois ont disparu. Aujourd'hui, c'est une véritable renaissance. C'est la preuve que les territoires blessés peuvent renouer avec le succès ». Aveuglement ou cynisme ? On ne peut décemment pas mettre sur le même plan 3000 emplois productifs, qui créaient de la richesse et contribuaient aux exportations françaises, et quelques centaines d'emplois de manutentionnaires destinés à distribuer aux consommateurs français des produits dont beaucoup viennent d'Allemagne, de Chine ou des États-Unis et contribuent au déficit de la balance commerciale et à l'endettement de la France. Circonstance aggravante, ces créations d'emplois se soldent sur tout le territoire par la fermeture de petits commerces indépendants et des destructions d'emplois en nombre sans doute au moins égal.

Impitoyables, les auteurs de La France sous nos yeux n'omettent pas aussi de citer un autre « succès » de la start-up France : le commerce de la drogue (cannabis et cocaïne) à partir des deux grands États dealers que sont devenus le Maroc et les Pays-Bas. Pour répondre à la demande croissante de cannabis (1,4 million de consommateurs réguliers, au moins dix fois par mois), « toute une économie souterraine du deal s’est mise en place sur le territoire », écrivait Jérôme Fourquet dans L'Archipel français. Elle emploierait pas moins de deux cent mille personnes (davantage que la SNCF ou EDF) !

Des parcs d'attractions, en veux-tu en voilà

Cela nous amène à évoquer les loisirs sous une forme plus triviale : les parcs d'attractions. Pas une cité touristique sans son parc des aigles, son aquaparc, son jardin merveilleux, etc. Le tourisme constitue à côté de la grande distribution et de la logistique, l'autre pilier économique de « la France d'après », aux antipodes de la France industrielle des Trente Glorieuses. Les 35 heures hebdomadaires (loi Aubry, 2000) et la baisse du temps travaillé, de 1817 heures par an en 1988 à 1600 en 2008, ont permis aux Français de profiter des charmes de leur pays. Cette opportunité a été bien perçue par les investisseurs de tout poil de sorte que le tourisme s'oriente de plus en plus vers des parcs d'attractions créés de toutes pièces. Le zoo de Beauval est ainsi devenu en 2012 le principal site touristique du Loir-et-Cher, devant... le château de Chambord ! Quant à la première destination touristique de France et même d'Europe, ne cherchez plus, c'est Disneyland Paris. Ouvert en 1992, le parc couvre 2230 hectares, sur des terres agricoles parmi les plus fertiles du monde. Il emploie 16500 salariés et reçoit chaque année plus de 13 millions de visiteurs dont une moitié d'étrangers.

Avec le développement du télétravail et grâce aux compagnies aériennes low cost qui, telle Ryanair, relient les villes moyennes au reste du pays, les actifs aisés des métropoles délaissent celles-ci pour s'installer dans des contrées rurales bucoliques et paisibles comme le Perche ou le Périgord, loin des pollutions et du cosmopolitisme métropolitain. Ce mouvement renforce la prédilection des Français pour la maison individuelle avec home-cinema, jardin, piscine et deux automobiles, un mode de vie que les auteurs ont baptisé « Plaza majoritaire », clin d'oeil à l'agent immobilier le plus célèbre de France, Stéphane Plaza. Une carte de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume (Var) montre l'emprise stupéfiante des piscines dans cette commune proche du littoral, la piscine permettant aux habitants et à leurs amis proches d'échapper à la promiscuité des plages.

Ce mouvement participe de la polarisation de la société française avec des classes moyennes supérieures qui tirent toujours plus de profits de la mondialisation et des classes moyennes inférieures en voie d'exclusion et de paupérisation, tenaillées par la crainte d'entrer dans la nouvelle catégorie des « cassos », néologisme en vogue pour désigner les Français qui ne survivent plus que grâce aux aides sociales. Les auteurs de La France sous nos yeux observent « d'une part, la premiumisation des offres destinées aux classes moyennes supérieures, et d'autre part, l'apparition d'un second marché et d'une "économie de la débrouille", illustrant le désarrimage progressif du bas des classes moyennes ». Cette polarisation s'observe par exemple dans les colonies de vacances, les villages de vacances, les stations de ski et même les campings. Ces espaces de loisirs où se mélangeaient plus ou moins les classes sociales se dédient désormais chacun à un segment social bien déterminé. Même chose dans la consommation, avec les produits de marque pour les uns, les produits sans marque pour les autres. Même chose enfin dans les transports : les TGV pour les classes aisées, les low cost Ouigo, les « cars Macron » et Blablacar pour les autres. Riches ou pauvres, tous demeurent dans « une incitation permanente à surconsommer », laquelle aboutit à « une forme d'aliénation pour tous ceux qui n'arrivent pas à suivre le rythme ».

Et tant pis si tout cela accélère et amplifie l'artificialisation des espaces naturels et les émissions de gaz à effet de serre. La fin du monde attendra. Aucun mouvement politique, y compris EELV (écologistes) et France Insoumise, ne se risque à proposer un autre choix de vie que celui-ci, par exemple avec la revitalisation des bourgs anciens et la priorité donnée, comme à Paris, aux déplacements à pied. Chacun vit sur l'illusion de disposer d'une énergie surabondante et « propre » dès lors qu'on aura couvert les derniers espaces naturels d'éoliennes géantes. Dès lors, pourquoi s'en faire et renoncer à cet american way of life ?

D'ailleurs, l'américanisation des moeurs et de la culture est une autre facette de la France du XXIe siècle mise en évidence par Fourquet et Cassely. Les fast-foods, burgers, tacos et autres kebabs remplacent les bistrots, brasseries, saucisson-beurre et sauté de veau. Fait symptomatique, depuis 2000 - décidément une année charnière -, les distributeurs de films américains ont renoncé à traduire les titres de ceux-ci. La pollution de la langue par les américanismes est perceptible dans le langage des banlieues comme dans celui du président de la République. Elle est perceptible dans la publicité, laquelle multiplie les formules à consonnance américaine. Cette même publicité s'évertue à mettre en scène des personnes issues de la « diversité », sans doute pour signifier aux provinciaux la portée des changements en cours dans la société française. Et nos auteurs de rappeler que la part des baptisés dans les naissances est tombée de 76% en 1970 à 27% en 2019. Donnons raison à Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely : les « Trente Glorieuses » sont décidément très loin. Oublions-les et ouvrons les yeux sur la France d'après.

André Larané

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