mercredi 9 mars 2022

AUX LARMES CITOYENS

 


L’éditorial de mars d’Elisabeth Lévy


Depuis le 24 février, le Mal a un visage, celui de Vladimir Poutine. Lancées dans une interminable édition spéciale, qui ne s’est interrompue que pour célébrer la mémoire de Jean-Pierre Pernaut, les chaînes de télévision n’ont pas relooké leurs plateaux aux couleurs de l’Ukraine – seul Yann Barthès a risqué le jaune et bleu, au moins n’a-t-il pas osé la pancarte « Je suis Zelensky ». Mais elles n’ont pas mégoté sur l’indignation, et encore moins sur l’émotion, mise en scène à grand renfort de regards graves, de voix étranglées et de témoignages poignants. Nous avons donc appris que la guerre, c’est terrible, mais que l’humain est plus fort que les armes, la preuve par cette petite Ukrainienne chantant un air des Choristes sur laquelle nous avons été sommés de nous attendrir.

Munies des bougies et drapeaux de circonstance, des milliers de personnes ont manifesté place de la République. Intellectuels et artistes n’ont pas chômé, rivalisant dans la pose martiale et le lyrisme un brin boursouflé. Tandis que les uns traquaient les défaitistes et autres poutinistes ou appelaient à la création de brigades internationales, généralement sur le mode « Armons-nous et partez », que la Philharmonie de Paris annulait courageusement les concerts d’un chef d’orchestre russe considéré comme un proche de Poutine, le musée Grévin exfiltrait de ses salles la statue du président russe : pour le coup, il ne s’agissait pas, pour la direction de l’établissement, d’apporter sa contribution à la semaine de la haine mais de protéger le Poutine de cire contre les agressions des visiteurs…

La fête n’aurait pas été complète sans le « grand rassemblement de solidarité avec le peuple ukrainien » organisé le 1er mars dans un théâtre parisien par BHL et la Règle du jeu, raout dont l’affiche précisait qu’il serait diffusé dans les principales villes ukrainiennes, cela a dû être d’un grand réconfort. On a entendu l’hymne ukrainien revisité par Patti Smith, écouté Jean-Michel Blanquer, Christophe Castaner, Frédéric Mitterrand et Frédéric Beigbeder, sans oublier François Hollande qui s’est demandé pourquoi on achetait encore du pétrole et du gaz à la Russie (pour se chauffer, banane !). On a aussi fustigé l’extrême droite et l’extrême gauche, laquelle semble avoir perdu l’immunité dont elle jouit habituellement, sans oublier de dénoncer la propagande qui, à en croire Caroline Fourest, « tue plus que les bombes », il faudra le dire aux Ukrainiens. Et c’est sans doute le seul moment de la campagne où Valérie Pécresse et Anne Hidalgo – « une grande dame de la politique », selon BHL, oui, vous avez bien lu – ont été applaudies spontanément.

On se gardera de taxer les protestataires d’insincérité. N’empêche, Poutine leur rend un signalé service en leur offrant une cause qui mérite, sinon que l’on meure, au moins que l’on pleure pour elle. Et une raison impérieuse de s’unir. Face au dernier avatar d’Hitler, l’heure n’est plus aux chamailleries de boutiques entre la droite modérée et la gauche molle, comme l’a reconnu Raphaël Enthoven dans une interview d’anthologie donnée à L’Express où il fustige les nouveaux munichois : « Dans un monde sevré de manichéisme (…), Poutine incarne l’opportune résurrection d’un mal absolu, d’un ennemi cauchemardesque, d’un croquemitaine dont l’universelle détestation soude les volontés et réconcilie des gens qui se déchiraient auparavant. » Quel aveu. Je n’avais pas remarqué que le monde fût sevré de manichéisme, on ne me dit jamais rien. Cependant, cher Raphaël, il faudra m’expliquer en quoi ces volontés soudées améliorent le sort d’un seul Ukrainien. Mais peut-être n’est-ce pas l’objectif.

On me dira que, si ça ne fait pas de bien ça ne peut pas faire de mal, que l’émotion, la compassion, la solidarité sont naturelles quand des villes européennes sont bombardées. D’ailleurs, autant l’avouer, je possède moi aussi un cœur et il se serre quand je pense à ces vies brisées, à ces enfants terrorisés, à ces amants séparés.

Ce qui me gêne, et même m’exaspère, ce n’est pas l’émotion, c’est son exhibition, d’autant plus incongrue que la France tout entière communie dans la détestation du « dictateur de carton », selon la formule de BHL. S’il fallait réveiller un gouvernement mou du genou ou une opinion indifférente, s’il fallait combattre un puissant parti pro-russe, les protestations, et même le pathos, se comprendraient. L’ennui, c’est qu’il n’y a pas un seul poutinien en vue. Afficher son antinazisme en 1940, c’était de l’héroïsme, en 1946, du conformisme. Proclamer sa haine de Poutine quand le monde entier ou presque la partage, c’est jouer à la Résistance en toute sécurité. Rions mes amis, de voir nos âmes si belles dans le miroir de la guerre. Reste à espérer que la bonne conscience arrête les bombes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire