jeudi 15 avril 2021

SUPPRIMER L'ENA NE SUFFIRA PAS POUR TRANSFORMER L'ETAT

 


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«Supprimer l’ENA ne suffira pas pour transformer l’Etat» – la tribune de David Lisnard, Annie Lhéritier et Erwan Le Noan


Le maire LR de Cannes, l’ex-chef de cabinet de Jacques Chirac à l’Elysée et le chroniqueur de l’Opinion craignent que l’Institut du service public, voulu par Emmanuel Macron, « ne soit au final qu’une fabrique d’uniformité technocratique »


Il fallait donc bien que tout changeât pour que rien ne change vraiment. En annonçant la suppression de l’ENA après bien des tergiversations, Emmanuel Macron aurait pu amorcer une véritable réforme – indispensable – de la formation et du recrutement des hauts fonctionnaires.

Las, en lieu et place de l’Ecole nationale d’administration, la France aura désormais un Institut du service public, toujours déconnecté de l’université, plus centralisé encore puisqu’il rassemblera 13 écoles de services publics et, dès lors, très probablement plus conformiste puisqu’il aura pour but d’être, selon les mots du Président, l’unique « creuset d’un esprit commun ». Nous craignons, pour notre part, qu’à l’instar de ce qu’est devenue l’ENA, ce nouvel institut ne soit au final qu’une fabrique d’uniformité technocratique.

Or, le risque est grand car c’est ce conformisme qui crée non seulement le sentiment d’une forme de « tyrannie administrative » au sommet de l’Etat mais également d’un entre-soi très protecteur ne facilitant ni la prise de risque ni les intérêts supérieurs de la nation qui devraient pourtant guider l’action de ces élites, ainsi que l’avait souhaité le général de Gaulle quand fut créée l’ENA en 1945.

Si cette volonté de réforme est à saluer, sa réalité reste celle d’une réponse technocratique au problème de la formation des élites administratives. Elle survient au demeurant fort opportunément à quelques mois de l’élection présidentielle sans répondre aux enjeux pourtant majeurs de la formation et de la sélection des élites dont notre pays a besoin. Et ce problème est grave. Faute d’avoir su allier massification et sélection, notre système d’enseignement supérieur a conduit à l’émergence de filières permettant aux étudiants de toujours plus se distinguer sur un marché du travail extraordinairement sélectif, à défaut d’être souple.

Fragmentation. Le constat est douloureux : à l’exception de voies spécifiques pour lesquelles elle a conservé son prestige, les meilleurs élèves et ceux dont les familles accèdent aux meilleures informations d’orientation, fuient l’université française. Seuls s’y retrouveront bientôt les enfants issus des classes moyennes et modestes, qui se heurteront à un plafond de verre toujours plus oppressant, la sélection de l’élite se faisant ailleurs. Les conséquences démocratiques à long terme de cette fragmentation sont dangereuses : quelle société peut survivre en obstruant les perspectives d’avenir de sa jeunesse ?

Les conséquences économiques sont également sous-optimales. D’abord parce que le renouvellement des élites se rétrécit progressivement, se privant de talents. Ensuite parce que la recherche n’est généralement pas centrale dans les écoles d’enseignement supérieur : le risque est grand qu’elle devienne encore plus étrangère aux élites, qui tendent déjà souvent à l’ignorer, alors même qu’elle fonde l’innovation dans un environnement compétitif.

Il aurait donc été bien plus utile d’ouvrir enfin un vrai débat sur notre enseignement supérieur et le recrutement de nos élites plutôt que de se contenter d’une annonce de suppression de l’ENA comme on offre un scalp. Un principe doit guider la réflexion : celui du mérite, dont découle l’égalité des chances, fondée sur le talent et l’effort, qui inspire l’ambition d’offrir à chaque individu des perspectives d’ascension sociale, d’où qu’il vienne, où qu’il ait grandi et quelles que soient ses origines. Cette promesse républicaine est le fondement du « plébiscite » qui fonde notre Nation, indifférente aux différences sociales et ouverte à tous les talents. Elle n’est aujourd’hui pas effective. Ce doit être notre ambition de la décennie.

« Il n’est plus possible aujourd’hui que toute une carrière soit définie et tracée à la sortie de l’ENA, demain du futur ISP, à 25 ans »

Pour réussir, ce projet doit être réaliste. Il ne faut pas bouleverser ce qui fonctionne : les écoles forment d’excellents étudiants, conservons-les en encourageant leur rapprochement – mais non leur fusion – avec les universités et en ouvrant les carrières administratives aux diplômés du supérieur. Donnons davantage de place au recrutement issu du privé en redonnant à la haute fonction publique l’attrait qu’elle mérite alors que devenir haut fonctionnaire n’est plus aujourd’hui le rêve des meilleurs. Ouvrons la formation des futures élites de la nation à la concurrence entre écoles, appuyons-nous notamment sur les instituts régionaux d’administration pour diversifier les profils et rapprocher les centres de pouvoir de nos territoires.

A l’université, il faut prolonger la loi de 2007 qui avait engagé la voie de l’autonomie. Il n’est plus concevable que les établissements soient pilotés de façon uniforme et pointilleuse par une administration centrale qui autojustifie son existence par le contrôle et la production réglementaire. Il faut leur redonner la main sur leur quotidien mais également sur leurs stratégies : à l’inverse d’une uniformité sclérosante, c’est en leur permettant de se différencier qu’elles pourront retrouver de l’attractivité. Un travail profond est aussi à conduire dans l’Education nationale pour que chaque enfant puisse s’ouvrir les voies de l’excellence, car tout commence à l’école. La transmission est un projet républicain.

Passerelles. Voilà la pierre angulaire d’un projet de transformation de la formation et du recrutement de nos élites. Mais il ne pourra aboutir sans prendre en considération également la question du statut des hauts fonctionnaires. Il n’est plus possible aujourd’hui que toute une carrière soit définie et tracée à la sortie de l’ENA, demain du futur ISP, à 25 ans. La formation continue au sein des administrations centrales comme des collectivités territoriales doit faire partie du cursus imposé, ainsi que les passerelles entre le privé et le public qui doivent être encouragées pour que tous les talents puissent être mis au service de la République.

L’instruction qualitative, depuis l’école jusqu’à l’université, est le socle de l’offre républicaine car, en accordant une valeur identique à tous, elle est ce qui permet à chaque individu de disposer de son avenir. Elle est la voie de l’autonomie, de l’enrichissement intellectuel et du progrès social. Elle est la pierre angulaire de l’adhésion démocratique. Elle doit être notre priorité.

David Lisnard est maire LR de Cannes. Annie Lhéritier est préfet honoraire, ancien conseiller d’Etat, ancien chef de cabinet de Jacques Chirac à l’Elysée. Erwan Le Noan est consultant en stratégie, membre du conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique et maître de conférences à Sciences Po.

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